IV. La dignité et la liberté dans le système des droits de l’homme

1. Nous constatons l’existence de traditions et de spécificités nationales dans la mise en pratique des droits et des libertés. Le système moderne des droits de l’homme est très ramifié, il tend а devenir de plus en plus morcelé. Il n’existe pas de répertoire universel des droits et des libertés. Diverses écoles juridiques regroupent ces notions en fonction de critères différents. L’Église, s’inspirant de sa vocation, propose d’aborder les droits et les libertés du point de vue de leur possible contribution à la mise en place de conditions extérieures favorisant le perfectionnement de la personne humaine dans son aspiration au salut.

2. Le droit à la vie. La vie de l’homme est un don reçu de Dieu. Notre Seigneur Jésus-Christ enseigne: « Moi je suis venu pour qu’on ait la vie et qu’on l’ait surabondante » (Jn 10, 10). Le commandement « Tu ne tueras pas » avait, parmi d’autres, été donné par Dieu à Moïse. L’orthodoxie rejette et condamne le terrorisme, l’agression armée, la violence criminelle, ainsi que tout autre moyen criminel de suppression de la vie humaine. La vie n’est pas limitée à son cadre terrestre, comme l’affirme une perception séculière du monde ainsi que les systèmes législatifs qui se fondent sur elle. Le christianisme témoigne de ce que la vie terrestre, qui est une valeur en soi, n’acquiert sa plénitude et sa véritable finalité que dans la perspective de l’existence éternelle. Ce n’est donc pas la volonté de maintenir coûte que coûte la vie terrestre qui doit prévaloir, mais le désir de la conduire de sorte que l’homme puisse, en collaborant avec Dieu, édifier son âme pour la vie éternelle. La parole divine nous apprend que donner sa vie terrestre pour le Christ, l’Évangile, pour ses prochains, n’est pas au détriment du salut de l’homme (Mc 8, 35). Au contraire, ce sacrifice conduit l’homme dans le Royaume des Cieux (Jn 15, 13). L’Église vénère l’exploit de ses martyrs qui, jusqu’à leur mort, ont servi Dieu, ainsi que celui des confesseurs de foi qui n’ont pas abjuré Dieu face aux persécutions et aux menaces. Les chrétiens orthodoxes vénèrent également ceux qui ont sacrifié leur vie sur le champ de bataille pour la patrie, pour leurs proches. L’Église condamne le suicide, car celui qui le commet ne s’apporte pas en sacrifice mais rejette la vie qui est un don de Dieu. Il serait inacceptable à la lumière de ce principe de légaliser l’euthanasie car elle consiste à faire perdre la vie par meurtre ou par suicide. Le droit à la vie doit être compris comme la défense de la vie dès l’instant de sa conception. Toute atteinte à la vie de la personne humaine en formation est une violation de ce principe. Les actes législatifs internationaux et nationaux modernes consacrent et protègent les droits de l’enfant ainsi que de l’adulte et de la personne âgée. Ce sont des principes identiques qui doivent s’appliquer à partir de la conception et jusqu’à la venue au monde. L’approche biblique de la nature divine de la vie humaine dès la conception trouve son expression dans les paroles du roi David : « C’est toi qui m’as formé les reins, qui m’as tissé au ventre de ma mère… Mon âme, tu la connaissais bien, mes os n’étaient point cachés de toi, quand je fus façonné dans le secret, brodé au profond de la terre. Mon embryon, tes yeux le voyaient; sur ton livre, ils sont tous inscrits, les jours qui ont été fixés et chacun d’eux y figure » (Ps 138, 13, 15-16). Une forme particulière de châtiment est admise dans l’Ancien Testament : la peine de mort. Ni le Nouveau Testament, ni la Tradition, ni l’héritage historique de l’Église orthodoxe n’induisent la nécessité de son abolition. Cependant, « l’Église s’est souvent fait un devoir d’intercéder auprès des autorités civiles en faveur des condamnés а mort, implorant pour eux miséricorde et l’adoucissement de leur peine » (Fondements de la doctrine sociale de l’Église orthodoxe russe, IX.3).

3. Liberté de conscience.

Le don du libre arbitre consiste en premier lieu dans la possibilité offerte à l’homme d’opter pour la conception du monde dont il s’inspirera dans sa vie. Saint Irénée de Lyon écrit : « Dieu a créé l’homme libre, disposant du pouvoir… d’accomplir librement la volonté de Dieu et non forcé par Dieu » (Contre les hérésies, XXXVI, 1, 4). Le principe du libre arbitre est en harmonie avec la volonté de Dieu s’il protège l’homme de l’arbitraire à l’encontre de son monde intérieur, de telles ou telles convictions qui lui seraient imposées par la force. La doctrine sociale de l’Église orthodoxe russe reconnaît la nécessité « de conserver à l’homme une certaine sphère d’autonomie où sa conscience peut demeurer souveraine, car c’est le libre arbitre qui conditionne, en définitive, le salut ou la perdition de l’homme, le chemin vers le Christ ou la voie qui l’éloigne de lui » (Fondements de la doctrine sociale, IV, 6). Dans un État laïc, la liberté de conscience proclamée et consacrée par la loi permet à l’Église de maintenir sa spécificité et son indépendance par rapport à ceux qui s’en tiennent à d’autres convictions. Elle formule les fondements juridiques qui permettent de maintenir intacte la vie intérieure de l’Église, de témoigner ouvertement de la Vérité. En même temps, « la ratification du principe juridique de liberté de conscience témoigne de la perte des valeurs et des objectifs religieux dans la société » (Fondements de la doctrine sociale, III, 6). Parfois, la liberté de conscience est interprétée comme une exigence de neutralité ou d’indifférence de la part de l’État et de la société. Certaines interprétations de la liberté religieuse insistent sur la reconnaissance de la nature « relative » ou « également vraie » de toutes les confessions religieuses. Ceci n’est pas acceptable aux yeux de l’Église qui, tout en respectant la liberté de choix de chaque personne, a pour vocation de témoigner de la Vérité qu’elle détient et de dénoncer les errements (1 Tm 3, 15). La société est en droit de déterminer librement l’étendue de l’interaction entre l’État et diverses communautés religieuses en fonction du nombre de leurs fidèles, de leur conformité à la tradition du pays, de la région, de leur contribution à l’histoire, à la culture, de leur position au sein de la société. L’égalité des citoyens devant la loi doit être respectée, et ceci indépendamment de leur attitude à l’égard de la religion. Cependant, le principe de liberté de religion n’interdit pas des relations de partenariat entre l’Église et l’État dans le domaine social, de la bienfaisance, de l’instruction ainsi que d’autres activités socialement signifiantes. Il n’est pas acceptable de se référer à la liberté de conscience, tout en altérant son sens, d’établir un contrôle total sur la vie et les convictions de la personne. Il est inadmissible de détruire la morale personnelle, familiale, sociale, d’humilier les sentiments religieux, de porter atteinte aux lieux et objets sacrés et а la spécificité spirituelle et culturelle d’un peuple.

4. Liberté de parole.

La liberté d’exprimer ses pensées et ses sentiments, la possibilité de diffuser des informations est une extension naturelle de la liberté de choisir une conception du monde. Le langage est le moyen premier pour les hommes de communier avec Dieu et de communiquer entre eux. Le contenu de la communication a des répercussions considérables sur le bien-être de la personne et les rapports entre les individus. L’homme assume une responsabilité toute particulière pour tout ce qu’il dit : « Car c’est d’après tes paroles que tu seras justifié et c’est d’après tes paroles que tu seras condamné » (Mt 12, 37). Les interventions publiques,

les déclarations, ne doivent pas contribuer à la propagation du péché, engendrer des dissensions ou des troubles dans la société. La parole doit engendrer et renforcer le bien. Il est particulièrement dangereux de porter atteinte aux sentiments religieux et nationaux, d’altérer les informations portant sur la vie de telles ou telles communautés religieuses, peuples, groupes sociaux, personnes. Cette responsabilité devient d’autant plus importante dans le monde moderne qui connaît un épanouissement rapide des technologies de stockage et de diffusion de l’information.

5. Liberté de création.

Le potentiel créatif de la personne humaine est l’une des manifestations de l’image de Dieu en l’homme. L’Église bénit toute créativité qui offre des perspectives nouvelles à l’épanouissement spirituel de la personne et une connaissance plus profonde de l’univers créé. La création artistique qui doit contribuer а l’épanouissement de la personne humaine et de son potentiel ne doit en aucun cas servir d’alibi à une posture nihiliste par rapport à la culture, la religion, la morale. Le droit à l’expression de soi des individus ou des groupes ne doit pas se réaliser sous des formes susceptibles d’humilier les convictions, les modes de vie des autres membres de la société. Le respect mutuel entre diverses conceptions du monde, qui est l’un des principes essentiels de la vie en société, doit être rigoureusement observé. Le blasphème ne saurait être justifié par des références aux droits des artistes, des écrivains, des journalistes. La législation moderne protège non seulement la vie et les biens de chacun mais aussi des valeurs d’ordre symbolique tels que la mémoire des défunts, les lieux de sépulture, les monuments historiques et culturels, les symboles de l’État. Une protection identique doit être accordée à la foi, à tout ce qui est sacré et cher au cœur des croyants.

6. Le droit à l’instruction.

Se rendre semblable à Dieu par l’exercice des vertus est l’objectif de nos vies terrestres. L’éducation n’est pas seulement un moyen d’acquérir des connaissances, de mieux s’intégrer dans la société, c’est aussi une formation de la personne de sorte qu’elle réponde au dessein du Créateur. Le droit à l’instruction suppose l’acquisition des connaissances dans le respect des traditions culturelles de la société, de la conception du monde qui est celle de la famille, de la personne. La religion est au fondement des cultures. Aussi, une éducation et un enseignement qui se veulent complets doivent comprendre l’acquisition de connaissances sur la religion qui détermine la culture dans laquelle vit celui qui est enseigné. Ceci dans le respect de la liberté de conscience.

7. Droits civiques et politiques.

Les Saintes Écritures nous apprennent à exercer pleinement nos obligations familiales et sociales afin que nous puissions mieux suivre le Christ (Lc 3, 10-14; Eph 5, 23-33 ; Tt 3, 1). L’apôtre Paul a souvent invoqué ses droits de citoyen romain afin de pouvoir librement prêcher la Parole de Dieu. Les droits civiques et politiques confèrent à l’homme d’immenses possibilités de mieux servir son prochain. Fort de ces droits, le citoyen est à même de s’en servir afin d’influencer la vie de la société, de participer à la gestion de la chose publique. Le bien-être de la société dépend dans une grande mesure de la manière dont l’homme met en œuvre son droit d’élire et d’être élu, de participer à la vie associative, de s’exprimer et de défendre publiquement ses convictions. L’exercice des droits politiques et civiques ne doit en aucun cas entraîner des dissensions et des attitudes hostiles. La tradition orthodoxe de la conciliarité suppose le maintien de l’unité de la société sur le fondement des valeurs morales immuables. L’Église nous appelle а contenir nos pulsions égoïstes au nom du bien-être de tous. Une approche fructueuse impliquant la nécessité de rapports de collaboration entre le pouvoir et la société s’est constituée dans l’histoire des peuples résidant sur le territoire canonique de l’Église orthodoxe russe. Les droits politiques s’insèrent parfaitement dans ce mode de relations entre l’État et la société. Les intérêts des citoyens doivent, dans ce cadre, être représentés d’une manière adéquate dans les diverses instances du pouvoir ; l’action civique doit pouvoir s’exercer librement.

La vie privée, les convictions, les choix des personnes ne doivent en aucun cas faire l’objet d’un contrôle total de la part de l’État. Il est dangereux pour la société que les pouvoirs, les forces politiques, les élites économiques et les médias manipulent, tentent d’influencer les choix que font les personnes, leurs modes de pensée. Il est inadmissible de collecter, de stocker et d’utiliser des informations portant sur la vie privée des personnes sans leur consentement. Il est envisageable de collecter des informations sur une personne sans son consentement préalable lorsqu’il s’agit de la défense nationale, de la sauvegarde de la morale, de la santé publique, des droits et des intérêts légitimes des citoyens, de la prévention et de l’élucidation des crimes, de l’exercice de la justice. Les méthodes de collecte et de traitement des informations portant sur les personnes ne doivent pas être humiliantes ou restrictives de la liberté, faire de la personne – qui est partie prenante des relations sociales – un simple objet de gestion informatique. La liberté de la personne est encore plus menacée par la mise en œuvre de technologies qui accompagnent en permanence l’individu ou

font corps avec lui si ces technologies peuvent servir à contrôler la personne ou à la téléguider.

8. Droits socio-économiques.

La vie terrestre est inconcevable si les besoins matériels de la personne ne sont pas satisfaits. Les Actes des Apôtres décrivent des communautés de premiers chrétiens qui prenaient particulièrement soin des conditions

d’existence de leurs membres (Ac 4, 32-37; 6, 1- 6). Se servir judicieusement des biens matériels participe de notre salut. Il est par conséquent nécessaire d’avoir une approche éthique claire des droits à la propriété, au travail, à la protection de l’arbitraire exercé par l’employeur, à la liberté d’entreprendre, au droit à un niveau de vie digne. L’exercice des droits économiques ne doit pas conduire à la constitution d’une société de consommation qui n’aspirerait qu’à jouir des biens matériels. L’une des fonctions des droits économiques et sociaux consiste à prévenir les divisions conflictuelles au sein de la société. De telles divisions sont en contradiction flagrante avec le commandement de l’amour du prochain. Elles sont porteuses de dégradation morale de la personne, de la société dans son ensemble, elles entraînent l’aliénation, enfreignent la justice. Prendre soin de ceux qui ne sont pas à même de satisfaire leurs besoins matériels est un devoir premier de la société. L’accès à l’éducation et à la santé ne doit pas être conditionné par la situation économique et sociale de la personne.

9. Droits collectifs.

Les droits de la personne ne doivent pas être exercés au détriment des modes de vie existants, des traditions familiales des communautés religieuses, ethniques et sociales. Dieu a conféré à la nature humaine l’aspiration à vivre en communauté (Gn 2, 18). Les divers modes de vie en communauté permettent d’accomplir la volonté divine quant à l’unité du genre humain. Cette vie en communauté s’organise dans le cadre de structures ethniques, étatiques et sociales. L’Église, institution à la fois divine et humaine, est le lieu où les commandements sur l’amour de Dieu et du prochain sont réalisés pleinement (Mt 22, 37-39). La famille est la cellule de base de la communauté. L’apôtre Paul souligne que la famille relève du mystère de l’Église (Eph 5, 23-33). C’est au sein de sa famille que la personne s’imprègne de l’amour de Dieu et du prochain. C’est par la famille que sont transmis les traditions religieuses, la culture nationale, les principes sociaux. Le droit moderne se doit de considérer la famille comme étant l’expression de l’union légitime d’un homme et d’une femme. Une telle union est la condition nécessaire d’une bonne éducation des enfants. La loi a vocation à être respectueuse de la famille en tant qu’entité, de protéger cette entité de la désagrégation, souvent provoquée par la dégradation des moeurs. Le système juridique protège l’enfant ; il ne doit pas amoindrir le rôle des parents dans son éducation ; ce sont, en effet, les parents qui transmettent à l’enfant leur expérience spirituelle, leur conception du monde. Il est indispensable de faire preuve de respect à l’égard des autres droits collectifs : droit à la paix, droit à un environnement sain, à la sauvegarde du patrimoine culturel, des principes qui régissent l’existence des communautés. Les droits civiques, politiques, économiques, sociaux, individuels et collectifs forment un tout, car liés entre eux et interdépendants: ils contribuent à une organisation harmonieuse de la société dans les pays et dans le monde entier. La valeur sociale et l’efficacité du système que constituent les droits de l’homme dépendent du degré auquel ce système contribue à la croissance de la personne dans la dignité qui lui est conférée par Dieu. Les droits de l’homme comprennent et englobent la responsabilité de l’homme pour ses actes à l’égard de Dieu et de son prochain.