Ces derniers temps, le Patriarcat de Constantinople insiste pour que les autres Églises locales reconnaissent sa prééminence absolue et son autorité dans le monde orthodoxe. Les médias grecs proposent régulièrement des articles et des interviews sur ce thème, parfois ouvertement tendancieux. Dans une interview à RIA-Novosti, le métropolite Hilarion de Volokolamsk, président du Département des relations ecclésiastiques extérieures du Patriarcat de Moscou, a expliqué si les prétentions de Constantinople avaient quelque fondement.

Monseigneur, le patriarche Bartholomée de Constantinople, dans une récente interview au journal grec « Etnikos kirikas », a fait la déclaration suivante : « Nous, orthodoxes, devons revoir notre ecclésiologie d’un œil critique, si nous ne voulons pas devenir une fédération d’églises de type protestant ». Selon lui, dans l’orthodoxie, « il y a un « Premier », non seulement d’honneur, mais un « Premier » ayant des responsabilités particulières et des pleins-pouvoirs canoniques ». A quoi ces affirmations font-elles référence, comment faut-il les entendre ?

Je commencerai par expliquer ce qu’est l’ecclésiologie. Ce terme d’origine grec se traduit comme « doctrine de l’Église ». On nous propose donc de revoir notre doctrine de l’Église. Suivant quel modèle ? De toute évidence, selon le modèle catholique. L’Église romaine a un pape, qui n’est pas seulement un « premier d’honneur, mais un premier ayant des responsabilités particulières et des pleins-pouvoirs canoniques ». Dans l’Église orthodoxe, jusqu’à aujourd’hui, cela n’existait pas, il n’y avait qu’un primat d’honneur.

Durant des siècles, les polémistes orthodoxes, y compris ceux de Constantinople et des autres patriarcats orientaux, se sont déclarés contre le papisme. A présent, on nous propose de retailler l’ecclésiologie orthodoxe sur un modèle papiste.

On nous dit : sans primat disposant de pleins-pouvoirs particuliers, on risque de devenir « une fédération d’églises de type protestant ». Autrement dit, il y a le modèle catholique et le modèle protestant, tertium non datur. Jusqu’à aujourd’hui, suivant quel principe l’Église orthodoxe fonctionnait-elle ? Suivant le modèle protestant ?

Je ne traiterai pas de l’élaboration et du développement du modèle papiste en Occident. C’est un sujet à part entière. Je me contenterai d’insister sur un fait évident : dans l’Orient chrétien, cet institut n’a jamais existé. L’Église orthodoxe a toujours été organisée comme une famille d’Églises locales qui n’avaient pas de chef terrestre. C’est Jésus-Christ qui a toujours été vénéré comme Chef de l’Église au niveau universel, tandis qu’au niveau local les Églises étaient présidées par des primats, considérés comme égaux entre eux et indépendants les uns des autres : aucun d’eux n’était soumis à un autre, aucun n’étendait sa juridiction à d’autres Églises.

Il existait, cependant, un certain ordre de préséance entre les primats, fixé par le Deuxième Concile œcuménique : on y décréta que l’évêque de Rome était comme le premier évêque ; après lui venaient les évêques de Constantinople, d’Alexandrie, d’Antioche et de Jérusalem. Dans l’Orient orthodoxe, ce système a reçu le nom de « pentarchie ». Le premier était au-dessus du second et le second au-dessus du premier uniquement dans l’ordre de préséance. Mais le plus ancien n’avait pas pouvoir sur le plus jeune ; le premier n’avait pas autorité sur les autres.

Au XIe siècle se produisit une rupture entre l’Orient et l’Occident. Les prétentions des papes de Rome à l’autorité universelle en furent l’une des causes. Les patriarches orientaux ne les suivirent pas sur ce point, d’abord Constantinople, puis les autres. Ils rompirent la communion avec le pape de Rome et celui qui était deuxième devint ainsi, de fait, le premier dans la famille des Églises d’Orient. Mais sans disposer pour autant d’aucun privilège, sans « responsabilités particulières » par rapport aux autres primats.

Et tout d’un coup, on nous dit qu’il faut absolument un premier, que sans lui l’Église orthodoxe ne saurait exister. On a vécu deux mille ans sans, mais on ne peut plus, il faut au plus vite « revoir notre ecclésiologie », placer quelqu’un à la tête de l’Église.

Nous sommes orthodoxes. Cela veut dire que pour nous, c’est le Christ qui est le Chef de l’Église, et non l’évêque de Constantinople ou d’une autre Église locale. Saint Germain, patriarche de Constantinople, écrivait au XIIIe siècle : « Le Chef de l’Église, c’est le Christ, toute prétention à l’autorité est contraire à Sa doctrine ». Polémiquant avec les papes, les Pères de l’Église ont défini nettement les limites de la conception orthodoxe de la primauté, s’appuyant sur l’exemple de l’antique siège de Rome. Selon eux, elle ne réside « ni dans sa souverainteté, ni dans sa suprématie (…) mais bien plutôt dans une préséance fraternelle au sein de l’Église universelle accordée aux papes par égard à la célébrité et à l’ancienneté de leur ville » (Encyclique des patriarches orientaux, 1848).

Ces prétentions sont-elles récentes, ou ont-elles mûri progressivement ?

L’introduction du modèle papiste dans l’ecclésiologie orthodoxe est progressive. Elle s’est mise en place, notamment, par l’intermédiaire du dialogue orthodoxe-catholique : nous y avons participé, mais n’y prenons plus part. On a voulu y adopter un document qui établissait les fondements théologiques du modèle papiste d’organisation de l’Église.

L’argumentation était la suivante : au sein de la Sainte Trinité, il existe une primauté de Dieu le Père et une conciliarité du Fils et du Saint-Esprit. De même, dans l’Église, les principes de primauté et de conciliarité doivent fonctionner à tous les niveaux. Au niveau diocésain, c’est l’évêque qui remplit le rôle de primat, tandis que les prêtres assure la conciliarité. Au niveau de l’Église locale, le primat est le premier hiérarque, tandis que la conciliarité est mise en œuvre par les évêques. Au niveau de l’Église universelle, par conséquent, il doit aussi y avoir un « premier », les autres lui étant soumis.

L’auteur de cette conception est le métropolite Jean (Zizoulias). Par le biais du dialogue orthodoxe-catholique, il a tenté d’imposer cette idée à toutes les Églises orthodoxes locales. Mais il s’est heurté à une vive opposition, en particulier de la part de l’Église orthodoxe russe. Nous n’avons trouvé ni dans la Tradition, ni dans les œuvres des Pères, ni dans les canons rien qui puisse appuyer cette théorie.

Après le Concile de Crète, Constantinople a fait valoir ses pleins-pouvoirs et ses privilèges. On cherche maintenant à nous montrer que le patriarche de Constantinople est l’arbitre suprême dans tous les litiges et dans toutes les situations conflictuelles à l’intérieur des Églises locales ou entre elles, indépendamment de la position de ces Églises. Par exemple, un clerc de l’Église russe qui aurait été défroqué pour une faute quelconque pourrait faire appel à Constantinople et être rétabli dans les ordres.

C’est exactement ce qui est arrivé dans le cas de l’ex-métropolite de Kiev, Philarète (Denissenko). Il a été réduit à l’état laïc, puis excommunié. Mais le patriarche Bartholomée, qui avait pourtant reconnu cette décision en son temps, a résolu de le rétablir « dans son rang ». Lequel ? Philarète se dit « patriarche de Kiev ». Qui est-il pour l’Église de Constantinople ? Ce rétablissement « dans son rang » n’a pas eu lieu à la demande de l’Église russe, de laquelle il avait été excommunié, ni à la demande de l’Église orthodoxe ukrainienne, qui est une entité auto-administrée à l’intérieur de l’Église russe. Il a fait suite à la demande des schismatiques et des autorités civiles ukrainiennes. Effectivement, c’est une ecclésiologie toute nouvelle, inouïe jusque-là.

En même temps, le patriarche de Constantinople a déclaré que l’Ukraine faisait finalement partie de son territoire canonique. Pourquoi ne l’avoir pas dit plus tôt ? Pourquoi l’Église ukrainienne, dans tous les calendriers de l’Église constantinopolitaine jusqu’à 2018, fait partie du Patriarcat de Moscou, sans qu’il ne soit rien dit d’une quelconque dépendance à Constantinople ? Ils se sont tus pendant plus de trois cents ans, et tout d’un coup, ils s’en souviennent.

Le patriarche Bartholomée affirme maintenant qu’il ne supporte la présence de Sa Béatitude le métropolite Onuphre et de l’Église qu’il dirige en Ukraine que « par condescendance ». C’est une situation complètement absurde et insensée. Qui est-il, pour en juger ? Cette Église, qui dispose d’un statut d’autonomie, qui a plus de cent évêques, douze mille paroisses et demi, plus de deux cent cinquante monastères, dont trois grandes laures, celle des Grottes de Kiev, de Potchaïev et de Sviatogorsk, il la supporte, voyez-vous, par condescendance !

On nous propose encore de chercher des « compromis », une soi-disant « solution à la question ukrainienne ». Le patriarche Bartholomée a déjà « résolu » la question ukrainienne. Pour quel résultat ? Il était auparavant le premier parmi les égaux dans la famille des primats des Églises orthodoxes locales. Avec l’accord de ces Églises, il disposait même de certaines fonctions de coordination. A présent, il ne coordonne plus rien. Il est absent des dyptiques de l’Église orthodoxe russe. Pour des dizaines de millions d’orthodoxes en Russie, en Ukraine, en Biélorussie et dans d’autre pays relevant de la responsabilité canonique de l’Église russe, il est désormais personna non grata. Le schisme ukrainien se répercute aujourd’hui sur toute l’orthodoxie.

Bien plus, ce schisme existe à l’intérieur de certaines Églises locales. En voici un exemple récent. L’archevêque de Chypre, sur les instances du patriarche de Constantinople, a commémoré liturgiquement le schismatique Épiphane. Le Synode de l’Église chypriote s’est divisé, certains hiérarques se sont prononcés catégoriquement contre. Finalement, il a été décidé que le Synode ne « s’opposerait pas » à la décision de l’archevêque.

Visiblement, c’est la nouvelle ecclésiologie qui nous est proposée : une personne décide et les autres ne s’opposent pas à sa décision. Cette ecclésiologie ne nous convient pas, à nous, dans l’Église russe. Nous ne pouvons aller contre notre foi, et nous n’agirons pas contre notre foi, contre la Tradition, notamment contre l’ecclésiologie orthodoxe. Nous connaissons la parole de saint Paul : « Quand un ange du ciel annoncerait un autre Évangile que celui que nous vous avons prêché, qu’il soit anathème ! » (Ga 1,8).

Dès 2008, le Concile épiscopal de notre Église mettait en garde le patriarche de Constantinople : cessez de réécrire la doctrine orthodoxe de l’Église et de l’autorité dans l’Église, cela ne donnera rien de bon. Malheureusement, il ne nous a pas écoutés alors, il ne nous entend pas maintenant.

Que dire ? Selon la parole du Seigneur : « Vous les reconnaîtrez à leurs fruits » (Mt 7,16). On voit déjà quels sont les fruits de l’arbitraire du patriarche de Constantinople.

Le patriarche Bartholomée assure que ce sont les Conciles œcuméniques qui ont accordé des pleins-pouvoirs aux primats constantinopolitains. Qu’en est-il ?

Les décrets des Conciles œcuméniques font partie intégrante de la Tradition orthodoxe, ils sont pieusement gardés. Mais les décrets des Conciles ne mentionnent pas d’autre primauté dans l’Église qu’une « primauté d’honneur ».

Il y a le fameux 28e canon du Concile de Chalcédoine qui proclame : « Les pères, en effet, ont accordé avec raison au siège de l’ancienne Rome la préséance, parce que cette ville était la ville impériale, mus par ce même motif, les cent cinquante évêques aimés de Dieu ont accordé la même préséance au très saint siège de la nouvelle Rome, pensant que la ville honorée de la présence de l’empereur et du sénat et jouissant des mêmes privilèges civils que Rome, l’ancienne ville impériale, devait aussi avoir le même rang supérieur qu’elle dans les affaires d’Église, tout en étant la seconde après elle ; en sorte que les métropolitains des diocèses du Pont, de l’Asie et de la Thrace, et eux seuls, ainsi que les évêques des parties de ces diocèses occupés par les barbares, seront sacrés par le saint siège de l’Église de Constantinople. »

Tout est clair. La juridiction canonique du patriarche de Constantinople est nettement définie : elle comprend trois diocèses (régions) de l’Empire romain, correspondant territorialement parlant à peu près aux limites de l’actuelle Turquie. Il y est dit que le patriarche de Constantinople ne sacre pas seulement leurs métropolites, mais aussi des évêques pour les barbares (c’est-à-dire pour les non-grecs) résidant dans ces trois régions.

On a tiré abusivement de ce canon toute une théorie, suivant laquelle le patriarche de Constantinople devrait avoir juridiction sur toutes les terres « barbares » en général, dont l’Europe occidentale, l’Amérique du Nord et du Sud, l’Australie, l’Asie orientale et l’Asie du Sud-Est. Constantinople s’appuie avec le plus grand sérieux sur ce canon pour fonder ses prétentions à la juridiction universelle, exigeant que les paroisses de toutes les Églises locales situées dans ces régions lui soient soumises. Mais c’est une exigence arbitraire, que rien ne vient fonder, dans le canon auquel il se réfère.

Il y aussi le 9e canon de ce même Concile de Chalcédoine qui proclame : «  Si un évêque ou un clerc a quelque chose contre le métropolitain de la province, il doit porter l’affaire devant le primat du diocèse ou bien devant le siège de la ville impériale de Constantinople, et s’y faire rendre justice ». Sur la base de ce canon, Constantinople affirme qu’il a un droit à recevoir les appels de toute Église locale. Mais c’est inexact. Ce canon ne s’applique qu’à l’Église de Constantinople. A l’époque contemporaine (XIXe siècle), des canonistes autorisés, saint Nicodème l’Hagiorite, par exemple, ont réfuté l’argument d’un soi-disant droit du patriarche de Constantinople à « agir dans les diocèses et les régions des autres  patriarches », notamment à examiner les appels venant de ces régions.

Cela veut-il dire que la primauté dans l’Église orthodoxe est inutile en soi ? Qu’en pense l’Église orthodoxe russe?

L’opinion de notre Église sur la primauté a été exprimée par le Saint-Synode, en 2013, dans un document intitulé « La position du Patriarcat de Moscou sur la primauté dans l’Église universelle ». L’Église russe n’a jamais nié l’existence d’une primauté d’honneur dans l’Église. Mais la primauté, dans l’Église orthodoxe, doit être équilibrée par la conciliarité. C’est un principe fondateur, dont parle le 34e canon apostolique : « Il est bon que les évêques de chaque peuple reconnaissent parmi eux le premier et le considèrent comme un chef, n’agissant pas en ce qui surpasse leur pouvoir sans lui demander son opinion ; que chacun n’agisse que dans le domaine de son diocèse et les lieux qui lui sont attachés. Mais que le premier, non plus, ne fasse rien sans l’opinion de tous. Ainsi sera la concorde et glorifié sera Dieu par le Seigneur dans le Saint-Esprit, Père, Fils et Saint-Esprit. »

Il y a un autre point de ce canon que le patriarche de Constantinople préfère ignorer : n’agir que dans le domaine de son diocèse et des lieux qui lui sont attachés. Les canons des Conciles œcuméniques définissent assez nettement les limites canoniques du Patriarcat de Constantinople : elles coïncident approximativement avec les frontières de l’actuelle Turquie. Mais le patriarche Bartholomée veut étendre son pouvoir à d’autres Églises, ce qui est contraire aux canons de l’Église.

Enfin, j’attirerai l’attention sur ces mots : « les évêques de chaque peuple ». Ils expriment le principe de localité. Le primat est primat au niveau local, il ne l’est pas au niveau universel. Il n’existe aucun canon de l’époque des Conciles œcuméniques qui établisse les pleins-pouvoirs du premier évêque au niveau universel.

Le patriarche Bartholomée de Constantinople a enfreint ostensiblement, en pleine connaissance de cause, le principe fondateur de conciliarité. Non seulement il n’a pas pris conseil des autres Églises sur la question ukrainienne, mais il a agi comme il l’a fait en dépit de leur volonté. Il a fait irruption dans les frontières de l’Église russe, déclarant qu’elles étaient les siennes. Il est entré en communion eucharistique avec des schismatiques n’ayant jamais été sacrés canoniquement, à cause de quoi il a perdu son rôle de coordinateur dans l’orthodoxie et perdu son droit à la primauté d’honneur dans l’Église orthodoxe.