Le Primat de l’Église russe est intervenu devant les enseignants et les étudiants de l’Université de Balamand
Le 15 novembre 2011, le Patriarche Cyrille de Moscou et de toute la Russie, achevant sa visite au Patriarcat d’Antioche, a visité l’Université de Balamand.
Le Primat de l’Église orthodoxe russe a été accueilli par le recteur de l’établissement, Elie Salem. Au cours de l’échange qui a suivi dans le cabinet du recteur, celui-ci a raconté l’histoire de l’université et en a décrit le fonctionnement actuel.
Le Patriarche Cyrille a ensuite rencontré les enseignants et les étudiants de l’université de Balamand. Près de 500 auditeurs étaient rassemblés, parmi lesquels le Président de l’Assemblée nationale de la République du Liban, les ambassadeurs de Russie et d’Ukraine au Liban, des hiérarques et des clercs de l’Église orthodoxe d’Antioche, les membres de la délégation du Patriarcat de Moscou.
Introduisant le Patriarche, le recteur de l’université a mis l’accent sur l’importance de l’Église russe et de la culture orthodoxe russe, rappelant les difficiles épreuves traversées par le Patriarcat de Moscou durant les persécutions du XXe siècle. Il a également parlé de la personne et du ministère du Patriarche Cyrille de Moscou. Il a enfin souligné l’importante contribution de la Russie, au XIXe siècle, à la mise en place du système d’enseignement en Syrie et au Liban et au soutien de l’Orthodoxie au Proche Orient.
Le Patriarche Cyrille a ensuite pris la parole, présentant à l’assistance son ouvrage Liberté et responsabilité publié en langue arabe et remerciant la direction de l’université de son accueil.
« (…) L’université de Balamand a d’abord été une école de théologie orthodoxe, créée à l’initiative du Patriarche Ignace. Je l’avais visitée en 1991 peu après sa création. Aujourd’hui, en me rendant ici, je peux mesurer l’intense développement qui s’est produit durant ces années (…)
Un grand nombre de pays s’engagent aujourd’hui sur la voie la sécularisation intensive, estimant que seule le modèle séculariste d’organisation de la société permet d’anihiler le problème des conflits interreligieux et internationaux. Cette approche développe les principes de l’éthique areligieuse laïque. Et voilà cette éthique areligieuse confrontée à d’immenses défis, à de terribles problèmes. Je dirai en deux mots comment je vois la crise de la morale laïque contemporaine et en quoi consiste, selon moi, cette crise. J’aimerais ajouter que l’université de Balamand, qui cultive un lien vivant entre l’école de théologie et les facultés profanes est un bon exemple de la façon dont on peut unir les principes religieux, spirituel et profane.
Maintenant, quelques mots sur l’éthique. Permettez-moi de commencer par une histoire qui me concerne de près. Comme vous le savez, l’Union soviétique s’était donnée pour objectif de construire un monde sans religion, une société sans religion. Afin d’appliquer ce projet grandiose, il fallait une philosophie, et on en a créée une, le marxisme-léninisme. De grands instituts scientifiques ont travaillé à son élaboration. Il en est sorti un système philosophique très cohérent, qui paraissait tout expliquer, du début de la création à l’eschatologie. Tous les aspects de la vie étaient expliqués de façon convaincante, logique, sauf un : l’éthique. Le marxisme, philosophie non religieuse, estimait que des notions comme la conscience ou les valeurs morales sont relatives : Dieu n’existe pas, aucun dieu n’existe. Il n’y a pas de principe absolu à l’éthique, les concepts éthiques sont suscités par l’influence de l’environnement. L’idée centrale de cette philosophie est que l’existence détermine la conscience. On en concluait qu’il n’y a pas de morale absolue, il n’y a que des morales privées, dont la meilleure est celle de la classe ouvrière. Un nouveau slogan apparut alors : est bon ce qui est bon pour la classe ouvrière.
En fait, soit il n’y a qu’une morale, soit il n’y en a pas du tout. En Allemagne, au XXe siècle, on disait bien aussi que n’était bon que ce qui était bon pour la Grande Allemagne. Si l’éthique est relative, elle n’existe pas. Et toute la philosophie marxiste s’est écroulée uniquement parce qu’elle ne pouvait pas expliquer de façon convaincante ce qu’est la conscience humaine, pourquoi cette conscience fonctionne de façon identique à n’importe quel endroit de la planète, pourquoi y a-t-il des concepts communs du bien et du mal à l’échelle de toute la civilisation humaine. C’était impossible à expliquer du point de vue de l’évolution, du point de vue de l’origine naturelle de la morale.
Pourquoi me suis-je permis cet excursus dans l’histoire de mon pays ? Parce que la société fondée sur la base de la relativité morale s’est avérée inviable. Que se produit-il dans le monde actuel ? La même chose qu’en Union soviétique, mais sans le marxisme-lénisime. La société séculariste actuelle proclame la relativité de la morale, se référant à la liberté et aux droits de l’homme : il n’existe pas de critère absolu pour différencier le bien du mal, chaque homme est porteur de ce critère et ce qui est bon pour moi peut ne pas l’être pour un autre. D’où la relativité de la morale.
Et l’époque dans laquelle nous vivons s’en vante. Cette même époque qui a reçu chez les philosophes la dénomination d’époque postmoderne. Choisis n’importe quel modèle de comportement, il n’y a qu’une seule règle : ta liberté ne doit pas limiter la liberté des autres. Ce que tu crois, tes idéaux, pèches-tu ou te bats-tu contre le péché, constate-t-on dans ta vie un développement ou une dégradation morale, tout cela est absolument indifférent et n’intéresse personne. Ta liberté ne doit pas limiter la liberté des autres. Il y a encore le système de contrat social qui s’exprime dans la législation par « ne fais pas ce qui est interdit par la loi ». Et le bien, et le mal, alors ? Et le péché ? Le péché n’existe pas, il n’y a qu’un pluralisme d’opinions, il y a la liberté de la personne. Et la notion de péché est évincée de la société séculariste contemporaine. Que signifie alors la perfection morale de la personne ? Ce n’est pas clair. A quoi mène une conception de la liberté détachée du critère objectif de la distinction entre le bien et le mal ? A une crise profonde de la personnalité humaine.
Beaucoup parlent aujourd’hui de la crise économique, de la crise de la zone euro, de la crise écologique, de la crise culturelle. Et je vous pose la question : qu’est-ce que c’est que cette époque de crises ? Peut-être n’y a-t-il en fait qu’une seule crise, une crise de la personne humaine ? Le mot crise traduit d’ailleurs le grec « jugement ». Peut-être la crise contemporaine est-elle un jugement de Dieu sur l’homme qui a perdu la notion de péché et la faculté de distinguer le bien du mal.
Les religions traditionnelles, aussi bien le christianisme que l’islam tiennent au critère de distinction du bien et du mal fondé sur la Révélation divine. En ce sens, le christianisme, les Églises chrétiennes et la communauté islamique ont le devoir commun de dire à l’homme moderne que sans la faculté de distinguer le bien du mal, la personne humaine se dégrade et la société avec elle, nous empêchant de sortir de cet état de crise permanente. La guérison de la crise passe par le renouvellement de la responsabilité morale de la personne humaine.
C’est pourquoi, parlant des droits et des libertés, je propose de parler en même temps de la responsabilité morale de l’homme. Nos contemporains aiment à employer le mot « dignité ». Mais peut-il y avoir une dignité coupée du mode de vie ? La dignité, c’est la valeur, la valeur de l’homme. Et on ne peut pas dire que tout homme ait la même dignité. Les hommes, créés par Dieu, ont la même nature. La dignité est ancrée en elle. L’image de Dieu détermine la dignité de la nature humaine, mais cette image peut être soutenue et développée, ou bien détruite, et la dignité humaine est détruite en même temps qu’elle. C’est pourquoi la conservation de la dignité, de la liberté, la conservation et la défense des droits de l’homme doivent être obligatoirement reliées à la notion de responsabilité morale de la personne. La Déclaration universelle des droits de l’homme comporte d’ailleurs cet élément, et la morale était définie comme l’un des facteurs pouvant limiter la liberté humaine. D’où l’emphase qui entourait la Déclaration des droits de l’homme. Mais c’était une autre époque, l’époque moderne, tandis que le postmodernisme ignore la dimension morale, y compris les droits de l’homme. Je suis profondément convaincu de ce que les Églises chrétiennes et l’islam doivent insister sur le lien organique interne entre liberté et responsabilité (…) Je vous invite à réfléchir sur ce thème. De la façon dont l’humanité et chacun d’entre nous résoudra le problème de la relation entre liberté et responsabilité dépendra le visage de la civilisation humaine (…)
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