En avril 2018, le Patriarcat de Constantinople a pris la décision d’étudier la question de l’octroi de l’autocéphalie aux « croyants orthodoxes d’Ukraine ». L’épiscopat de l’Eglise orthodoxe ukrainienne canonique s’est prononcé unanimement pour le maintien de son statut actuel. Cependant, en dépit de sa volonté, Constantinople est passé à la réalisation pratique du projet d’autocéphalie ukrainienne. Dans un communiqué publié le 7 septembre 2018 par le Secrétariat général du Saint-Synode de l’Eglise orthodoxe de Constantinople, il est question de la nomination de deux de ses hiérarques – l’archevêque Daniel de Pamphilon (Etats-Unis) et l’évêque Hilarion d’Edmont (Canada) – au poste d’« exarques » du Patriarcat de Constantinople à Kiev. Le métropolite Hilarion de Volokolamsk, président du Département des relations ecclésiastiques extérieures du Patriarcat de Moscou, parle de la situation et de la réaction du Patriarcat de Moscou à ces décisions à l’antenne de la chaîne de télévision « Rossia 24 ».

  • Pour commencer, expliquons aux téléspectateurs ce que sont des exarques et pourquoi nommer en Ukraine des évêques des Etats-Unis et du Canada. A quoi vont-ils servir ?

Le mot grec « exarque » signifie « chef ». On appelait exarques les chefs de grandes régions ecclésiastiques. Par ailleurs, le mot « exarque » est employé pour désigner un « envoyé spécial ». Je pense qu’il s’agit dans le cas présent de deux représentants spéciaux du Patriarcat de Constantinople, qui doivent aller à Kiev pour y préparer l’octroi de l’autocéphalie à l’Eglise ukrainienne.

  • Ici, il faut tout de suite préciser. L’Eglise orthodoxe ukrainienne (puisque c’est pour l’autocéphalie des « croyants orthodoxes d’Ukraine » que sont envoyés ces exarques) est dans la sphère de responsabilité du Patriarcat de Moscou. L’Eglise orthodoxe ukrainienne a-t-elle demandé l’autocéphalie, ou s’agit-il plutôt du « patriarcat de Kiev » qui tente de faire sécession ?

L’Eglise orthodoxe ukrainienne n’a pas demandé l’autocéphalie. Bien plus, au cours de la Consultation épiscopale, qui a eu lieu récemment dans l’Eglise orthodoxe ukrainienne, tout l’épiscopat s’est prononcé unaninement pour le maintien de son statut actuel.

L’Eglise orthodoxe ukrainienne est une Eglise auto-administrée faisant partie du Patriarcat de Moscou. Cette unité de l’Eglise orthodoxe russe existe depuis déjà 1030 ans, elle remonte à l’an 988, date à laquelle le prince Vladimir fit baptiser la Rus’ de Kiev. Et voilà qu’aujourd’hui des exarques (c’est-à-dire ces représentants spéciaux) du Patriarcat de Constantinople, sont nommé pour appliquer la décision d’une autocéphalie que l’Eglise ukrainienne canonique n’a pas demandé. Ce sont les schismatiques qui ont parlé d’autocéphalie. Pour être précis, ils ne l’ont pas demandée, ils ont déclaré : voyez-vous, nous avons déjà l’autocéphalie, vous n’avez plus qu’à la reconnaître.

Afin que les téléspectateurs comprennent ce qu’est l’autocéphalie, je précise que c’est aussi un mot grec, qui se traduit par « qui est son propre chef ». Pour une Eglise, cela signifie jouir d’une indépendance totale.

  • A votre avis, pourquoi le Patriarcat de Constantinople s’est-il engagé dans cette voie, pratiquement celle du schisme, ou du soutien au schisme ?

Depuis un siècle, il s’est forgé dans le Patriarcat de Constantinople une doctrine papiste originale, une conception papiste de son propre rôle. Je rappelle qu’historiquement, le premier siège du monde chrétien était à Rome, au moins jusqu’au IVe siècle, lorsque l’Empire romain jouait un rôle central dans le monde. Au IVe siècle, l’empereur Constantin a déplacé la capitale dans la ville qu’il avait fondée, Constantinople. Au cours du IIe Concile oecuménique, il a été décidé que le siège de Constantinople devrait avoir des privilèges égaux à ceux de Rome. Lorsque le schisme entre Rome et Constantinople fut consommé, au XIe siècle, le Patriarcat de Constantinople, qui était jusque là le second siège dans la famille des Eglises orthodoxes, se mit à occuper la première place. Dans l’Eglise orthodoxe, cette primauté n’a jamais été considérée comme une primauté de pouvoir ni de juridiction. C’est-à-dire qu’à la différence du catholicisme, où l’on considère que c’est le pape de Rome qui est le chef de l’Eglise universelle, qui est la source de l’autorité des autres évêques, c’est un autre système qui a toujours prévalu dans l’Eglise orthodoxe. C’est le système des Eglises orthodoxes locales, chacune étant indépendante et n’étant pas soumise aux autres. Or, au XXe siècle (plus précisément dans les années 1920), le Patriarcat de Constantinople, qui s’était trouvé premier par un concours de circonstances, a développé une doctrine de sa propre primauté, qui suppose certains droits ou privilèges particuliers.

Au début des années 60, lorsqu’on commença à dire qu’il serait bon d’organiser un Concile panorthodoxe, les Eglises orthodoxes s’accordèrent pour dire que le Patriarcat de Constantinople devrait être le modérateur de ce processus, non parce que Constantinple possédait des privilèges particuliers, comme il le déclare aujourd’hui, mais parce qu’il y eut accord de toutes les Eglises orthodoxes sur cette question. Je pense que si le Patriarcat de Constantinople représentait vraiment une force qui unit les Eglises, qui aide à résoudre les différents, une institution semblable serait bienvenue dans l’Eglise orthodoxe. Malheureusement, le Patriarcat de Constantinople agit tout autrement. Il n’est pas en état de démêler les conflits qui se produisent entre les Eglises (par exemple entre celles d’Antioche et de Jérusalem). Au lieu d’aider les Eglises orthodoxes locales à surmonter les schismes qui surviennent, il s’engage lui-même dans la voie du soutien aux schismes.

  • Concernant les droits du Patriarcat de Constantinople. Le patriarche Bartholomée, par exemple, affirme que le Patriarcat de Constantinople a des droits exclusifs pour résoudre les problèmes du monde orthodoxe. Partant de ce que vous venez de raconter, il se trouve que, dans l’Eglise orthodoxe russe, on n’est pas d’accord avec cette position ?

Nous ne sommes absolument pas d’accord avec cette position. J’ai en mains la traduction du discours que le patriarche Bartholomée a prononcé devant tout l’épiscopat de l’Eglise de Constantinople, il y a quelques jours. Il dit dans ce discours que « le patriarche de Constantinople est le chef du corps de l’Orthodoxie », que « le principe de l’Eglise orthodoxe est le Patriarcat œcuménique », que « l’Orthodoxie ne peut exister sans le Patriarcat œcuménique ». Excusez-moi, mais comment l’Eglise a-t-elle donc fait jusqu’au IVe siècle, quand le Patriarcat œcuménique n’existait pas encore ? Et comment fonctionnait l’Eglise, lorsque les patriarches œcuméniques tombaient dans l’hérésie ?

On accuse parfois l’Eglise russe de s’être elle-même proclamé autocéphale : lorsque le métropolite Jonas a été élu, au milieu du XVe siècle, cela a été fait sans l’accord du patriarche de Constantinople. Mais comment la Rus’ aurait-elle pu recevoir de lui son accord, si le patriarche de Constantinople était tombé dans l’uniatisme, dans l’hérésie ? Il nous a envoyé un métropolite qui commémorait le pape de Rome et qui, après avoir été chassé, est devenu cardinal de l’Eglise catholique-romaine.

Ainsi, les prétentions du Patriarcat de Constantinople à autre chose qu’une primauté d’honneur, à de soi-disant droits particuliers et à des privilèges sont totalement injustifiés.

  • Le Patriarcat de Constantinople peut-il, en principe, accorder le tome d’autocéphalie ?

Historiquement parlant, le Patriarcat de Constantinople a parfois donné des tomes d’autocéphalie…

  • Il y a des précédents ?

Il y a quelques Eglises locales qui ont reçu leur tome de Constantinople, mais il y a aussi des Eglises qui ne l’ont pas reçu d’elle. L’Eglise orthodoxe russe, par exemple. Elle n’a pas reçu de tome d’autocéphalie, mais lorsqu’un patriarche a été élu à Moscou, cet acte n’a pas été ratifié unilatéralement par le patriarche de Constantinople, mais par quatre patriarches orientaux : ceux de Constantinople, d’Alexandrie, d’Antioche et de Jérusalem. Autrement dit, en la personne des quatre patriarches, ce fut une décision collégiale, émanant du plérôme de l’Eglise tel qu’il existait à l’époque : ils accueillaient un cinquième patriarche dans leur famille, le patriarche de Moscou.

  • Aujourd’hui, le Synode de l’Eglise orthodoxe russe a publié une déclaration officielle. A propos de la décision d’envoyer deux exarques à Kiev, la déclaration proclame : « Ces actes plongent dans l’impasse les rapports entre l’Eglise russe et l’Eglise de Constantinople, constituent une menace réelle pour l’unité de toute l’Orthodoxie mondiale. » Commnent l’Eglise orthodoxe russe communiquera-t-elle avec le Patriarcat de Constantinople à l’avenir ? Exigera-t-il qu’il modifie sa position, cette pratique existe-t-elle ?

Les moyens de la diplomatie ecclésiastique ont visiblement été épuisés à ce jour. Vous savez, bien entendu, que le patriarche Cyrille a entrepris un voyage à Istanbul il y a quelques jours, pour y rencontrer le patriarche de Constantinople. Je dois dire que, formellement, ce fut un entretien tout à fait civilisé, poli, je dirais même fraternel. Malheureusement, non seulement Constantinple n’a pas écouté nos arguments, comme le montrent les actions qui ont suivi, mais ils ont agi, de notre point de vue, bassement et traîtreusement. Parce qu’ils envoient à Kiev leurs exarques sans l’accord ni du patriarche de Moscou, ni du métropolite de Kiev, dont le patriarche Bartholomée a souvent dit que le Patriarcat de Constantinople reconnaissait en lui l’unique chef canonique de l’Orthodoxie en Ukraine.

Nous avons publié aujourd’hui cette déclaration dans l’espoir qu’ils reviennent sur leur décision, qu’aucun exarque n’ira à Kiev. Cependant, s’ils ne reviennent pas sur leur décision, nous serons forcés de chercher comment agir en réponse. Des mesures semblables sont déjà en train d’être discutées au Saint-Synode.

  • Quelles mesures de réponse peuvent être prises dans cette situation ?

Il peut s’agit de toute sorte de mesures différentes. Je n’en parlerai pas tant que ces mesures ne seront pas prises, parce qu’à chaque étape nous voulons laisser à ceux qui sont tout de même encore nos partenaires la possibilité de réfléchir et de revenir sur leur décision.

Pourquoi disons-nous que ces décisions plongent dans l’impasse le dialogue entre nos Eglises et menacent toute l’Orthodoxie ? Parce que, d’une part, il n’y a finalement déjà plus aucun dialogue, il n’y a que le monologue de Constantinople qui affirme ses droits exclusifs, qui assure que le siège de la métropole de Kiev a été transféré à Moscou sans l’autorisation de Constantinople. On déclare que, lorsqu’en 1686 la métropole de Kiev est entrée au Patriarcat de Moscou, cela n’était que temporairement, que Constantinople n’avait jamais cessé de considérer l’Ukraine comme faisant partie de son territoire canonique. Pourquoi alors vous être tus pendant plus de trois cents ans ? Pourquoi ne le déclariez-vous pas à l’époque ? Pourquoi n’avoir pas dit que c’était votre territoire, pour vous en « souvenir » brusquement aujourd’hui ? Il faut dire que nous ne sommes catégoriquement pas d’accord avec cette fausse interprétation de l’histoire : la charte du patriarche Denis de Constantinople, envoyée au patriarche de Moscou Joachim en 1686, ne dit rien du caractère temporaire du passage de la métropole de Kiev dans la juridiction du Patriarcat de Moscou, ni de quelque prétention que ce soit de Constantinople à ce territoire.

D’autre part, cette situation où Constantinople interfère d’une façon aussi parfaitement insolente et cynique dans les affaires d’une autre Eglise locale, non seulement plonge le dialogue dans l’impasse, mais risque de provoquer un schisme dans l’Orthodoxie universelle. Si Constantinople mène à bien son plan perfide d’octroi de l’autocéphalie, cela signifie que c’est un groupe de schismatiques qui recevra cette autocéphalie. L’Eglise canonique n’acceptera pas cette autocéphalie. Dans l’Eglise russe, nous ne reconnaîtrons pas, bien entendu, cette autocéphalie non plus. Et nous n’aurons pas d’autre choix que de rompre la communion avec Constantinople. Cela veut dire que le patriarche de Constantinople n’aura plus aucun droit à s’appeler, comme il le fait maintenant, « le chef d’une population orthodoxe de 300 millions de personnes sur la planète », la moitié des orthodoxes, pour le moins, ne le reconnaîtra plus. En définitive, il divisera par ses actes toute l’Orthodoxie mondiale.

  • Espérons qu’on n’en viendra pas là. Encore une question. Les évènements, tels que vous les relatez, rappellent un peu les évènements internationaux de ces dernières années. Cela rappelle le maïdan, mais à l’intérieur de l’Eglise : des exarques des Etats-Unis et du Canada venant en Ukraine s’entendre sur l’indépendance ecclésiale, un schisme à l’intérieur de l’Eglise… Comment perçoit-on dans l’Eglise les défis de la politique étrangère, comment perçoit-on le fait que la majorité de ces actes ne concernent finalement ni la foi, ni la pastorale, mais, plutôt, la politique ? Êtes-vous d’accord avec cette thèse ?

Bien entendu, tout cela se produit sur fond de confrontation politique aigüe. Bien plus, ce n’est pas par hasard que le patriarche de Constantinople se montre aussi pressé. Il comprend que les jours des autorités ukrainiennes actuelles sont comptés : les élections auront lieu au printemps prochain, et il est hautement probable que ce soient d’autres forces qui arriveront au pouvoir, qui ne soutiendront pas les prétentions papistes de Constantinoples. C’est pourquoi ils s’efforcent de commettre leurs méfaits le plus vite possible.

Ce qui est intéressant, c’est que ces décisions sur l’autocéphalie en Ukraine coïncident avec les décisions sur l’octroi de l’autocéphalie à la dite « Eglise de Macédoine », et il s’agit d’un conflit direct avec Constantinple et l’Eglise serbe. Alors que l’Eglise serbe a participé au Concile de Crète, auquel nous n’avons pas pris part, nous sommes pourtant traités de la même façon.

A propos, si Constantinople continue à positionner le Concile de Crète comme une sorte de concile panorthodoxe, comme le Saint et Grand Concile, dont tous doivent appliquer les décisions, pourquoi le Patriarcat de Constantinople ne les applique-t-il pas lui-même ? Il y a quelques jours ils ont adopté une résolution sensationnelle comme quoi les clercs, prêtres ou diacres, peuvent contracter un second mariage s’ils ont été abandonnés par leur femme. Cela ne viole pas seulement les canons des Conciles œcuméniques, mais s’inscrit en contradiction directe avec le décret du Concile de Crète qui dit clairement que le fait d’être membre du clergé est un empêchement au second mariage.

J’ai du mal à m’imaginer comment se marieront ces clercs. Le prêtre aura-t-il sa soutane et sa croix pour le rite du couronnement ? Faudra-t-il qu’il mette un veston ? Et comment ces prêtres se choisiront-ils une femme ? Parmi leurs paroissiennes ? Les canons n’ont pas été écrits par hasard, mais pour protéger l’Eglise des tentations.

En détruisant unilatéralement, sans l’accord des Eglises locales, l’ordre canonique qui s’est mis en place au cours des siècles, le Patriarcat de Constantinple se place en dehors de ce que nous appelons le champ canonique, c’est-à-dire hors du champ juridique de l’Orthodoxie universelle.

  • Monseigneur, pour terminer cette discussion, j’aimerais que vous précisiez encore une fois : Constantinople a déclaré envoyer des exarques, le Patriarcat de Moscou a répondu aujourd’hui en publiant une déclaration, nous attendons la suite des évènements. Quand ces exarques doivent-ils arriver, cela n’est pas clair. Ou bien peut-il se passer un certain temps entre la déclaration et leur arrivée ? Ne va-t-on pas laisser traîner les choses ?

Je ne pense pas qu’ils vont laisser traîner, mais, de notre côté, nous devons aussi attendre de voir si ces exarques viennent ou non, si Constantinople revient ou non sur sa décision. C’est pourquoi nous avons précisé dans notre déclaration que nous prendrons des mesures en réponse. Je pense que le temps où seront prises ces mesures dépend directement de la dynamique du développement du projet « d’octroi de l’autocéphalie », autrement dit de légitimation du schisme, auquel travaille actuellement le Patriarcat œcuménique, créant par-là une menace directe pour l’unité de l’Orthodoxie dans le monde.

  • Merci de cette interview.