Je salue vous tous qui êtes réunis aujourd’hui pour les “Journées du livre orthodoxe”. Il s’agit de la première manifestation de ce genre qui se réalise grâce aux efforts des éditions du Cerf qui font beaucoup pour que l’Orthodoxie, sa culture et sa spiritualité puissent être connues en France et dans la francophonie.

Aujourd’hui tout discours concernant le christianisme, soit orthodoxe, soit catholique ou protestant, se réduit à un discours autour des chrétiens : notre monde moderne est à un tel point absorbé par « l’homme et tout ce qui est humain » qu’il ne peut pas évaluer la foi chrétienne selon la vérité qu’elle transmet, sa doctrine ou ses commandements. Pourtant la doctrine de l’Eglise du Christ ne se manifeste pas pleinement dans la vie des chrétiens. Ceci est dû au fait qu’au centre de la vie et de la pensée de beaucoup de croyants ne se trouve pas le Christ lui-même, ni la vie en Lui et avec Lui (ce qui constitue l’essence même de l’Eglise), mais quelque chose d’autre, qui n’a qu’un rapport lointain avec l’Eglise : l’identité nationale, les traditions historiques, esthétiques, socioculturelles de sa propre Eglise, etc. Ces traditions particulières de chaque chrétienté locale sont apparues dès la naissance du christianisme et bien avant la pénible division de 1054 entre l’Eglise d’Orient et d’Occident. Dans l’Eglise des origines il n’y avait pas d’unité administrative entre les Eglises locales il n’existait point d’autorité centralisée qui pouvait unifier les différences existantes. Bien sûr, les particularités de chaque Eglise empêchaient l’uniformité des formes liturgiques ainsi que des autres sphères de la vie ecclésiale, sans conditionner ni relativiser en rien la vérité. L’existence de ces traditions différentes est positive et même indispensable, cependant, si les traditions deviennent une idéologie en elles-mêmes, le christianisme perd son essence et devient une sorte de musée ethnographique.

Les traditions sont appelées à aider la personne à vivre dans le Christ et avec le Christ hic et nunc, ici et maintenant. Par contre, si elles ne nous mènent pas à une vraie vie selon l’évangile, qui se fait chair dans notre temps et dans nos circonstances, une fracture apparait entre la doctrine de l’Eglise et la vie quotidienne des croyants. Tel est le problème le plus important de la réalité de l’Eglise aujourd’hui.

Il n’existe qu’une seule, unique issue de ce problème : il est nécessaire de bien comprendre ce qu’est le christianisme, non seulement de l’extérieur, en regardant la vie des autres, mais plutôt de l’intérieur, en analysant sa propre vie. Car une chose est d’avoir quelques notions autour de l’Orthodoxie, une toute autre chose c’est de connaitre l’Orthodoxie elle-même. C’est justement de cela que je voudrais parler aujourd’hui, en présentant au publique l’édition française de mon livre « L’Orthodoxie », dédié à l’histoire, la doctrine et la vie liturgique de l’Eglise Orthodoxe dans toute sa variété.

L’idée fondamentale de ce livre est de montrer le christianisme orthodoxe comme un système cohérent fait de théologie, vie liturgique, vision du monde ; un système dans lequel les questions fondamentales de la vie humaine trouvent leur réponse. Tous les éléments de ce système sont liés entre eux : la théologie est basée sur l’expérience liturgique, de la liturgie et de la théologie jaillissent les caractéristiques principales de l’art sacré, y compris les icônes, le chant liturgique, l’architecture des lieux de culte. Le culte et la théologie à leur tour déterminent la pratique ascétique et la vie de prière de chaque fidèle. Ils inspirent la formation de la doctrine morale et sociale de l’Eglise, ses rapports avec les autres confessions chrétiennes, les autres religions et le monde séculier.

Qu’est-ce que l’Orthodoxie, quelles sont ses traits caractéristiques ?

L’Orthodoxie est une confession chrétienne traditionnelle, dans le sens qu’elle a une attitude de très grand respect envers la Tradition de l’Eglise. Une fois quelqu’un a demandé au Patriarche de Moscou Alexis I (1944–1970) de formuler la plus courte définition possible de ce qu’est l’Orthodoxie. Il a répondu simplement : « L’Orthodoxie est la liturgie ». Et bien que cette définition  puisse paraitre limitée, elle permet de saisir l’essence même de la vision orthodoxe du monde qui embrasse en soi la foi, la vie selon la foi et la prière.

Selon le témoignage du Récit des temps passés, première chronique russe du XIIème siècle, nos ancêtres ont choisi la foi orthodoxe enchantés par la beauté célestielle du rite byzantin. Rentrés à Kiev, les ambassadeurs racontèrent ainsi à leur prince Vladimir d’avoir assisté à une divine liturgie à Constantinople : « Ils nous ont emmené à l’endroit où ils servent leur Dieu, et nous ne savions plus si nous étions aux cieux ou sur terre : car sur terre il n’y a point de spectacle pareil, ni de beauté pareille et nous ne savons pas vous en parler ; nous savons seulement que là-bas Dieu demeure avec les hommes… Nous ne pouvons pas oublier cette beauté ».

Au temps du régime athée en Russie, lorsque toute prédication publique de la foi, toute catéchèse étaient impossibles, pour de nombreux nos concitoyens c’est justement la liturgie qui a représenté la porte qui a ouvert devant leurs yeux les trésors spirituels de l’Orthodoxie. A cette époque tragique pour notre Eglise le culte était donc la seule forme de mission possible.

En Occident aussi la connaissance avec l’Orthodoxie passe habituellement à travers la liturgie. L’archiprêtre Jean Meyendorff disait que « beaucoup de gens en Occident commencent à comprendre l’Orthodoxie à travers la tradition liturgique non seulement de l’Orient chrétien, mais aussi bien la tradition ancienne occidentale. Dans les offices liturgiques orthodoxes trouvent-ils le lien avec la foi apostolique des premiers siècles chrétiens et font l’expérience du Royaume de Dieu à venir. C’est pour cela que nous les orthodoxes devons garder le rite non seulement comme un lien indispensable avec le passé, mais aussi comme un témoignage vivant de la foi. Cela exige une bonne connaissance de son histoire et une expérience spirituelle théologique de ce qui constitue le noyau de la prière de l’Eglise dans laquelle passé, présent et avenir s’unissent dans la vie du Corps du Christ ».

C’est donc la prière (le service de Dieu) qui est au cœur de l’attention de l’Orthodoxie. Ce n’est pas par hasard que le christianisme oriental en porte l’indication même dans son nom : le terme Orthodoxie est traduit en slavon non pas comme une « juste foi » (pravoverie), ou une « juste pensée » (pravomyslie), mais comme une « juste gloire » (pravoslavie), « juste glorification »  de Dieu.

Tout au long de l’histoire du christianisme orthodoxe la foi a toujours été inséparablement liée à la prière et au rite, et le rite exprimait la foi de l’Eglise. Il suffit ici de penser au Symbole de la foi, le Crédo, qui est toujours récité par toute l’assemblée immédiatement avant la partie la plus importante de la liturgie, le canon eucharistique. Cette inséparabilité de lex orandi et lex credendi était bien connue du monachisme des origines. Evagre le pontique, l’un des Pères de l’Eglise d’Orient, a écrit : « Théologien est celui qui sait prier ; et celui qui a appris la prière est un théologien ». C’est justement en cela que consiste le secret de la résistance de vie de l’Orthodoxie.

Les observateurs extérieurs parfois reprochent à l’Orthodoxie d’être trop faible, bornée, peu active et peu réalisée dans le monde à l’extérieur. Les orthodoxes eux-mêmes, tout en acceptant ces remarques, en voient la superficialité et tirent de ces mêmes considérations des conclusions tout-à-fait autres. Ainsi par exemple un orthodoxe français, l’archimandrite Lev Gillet, a écrit : « Ô étrange Église orthodoxe, si pauvre et si faible, qui n’a ni l’organisation, ni la culture de l’Occident et qui se maintient comme par miracle à travers tant de vicissitudes et de luttes ; Église de contrastes, à la fois si traditionnelle et si libre, si archaïque et si vivante, si ritualiste et si personnellement impliquée, Église où la perle de grand prix de l’Évangile est précieusement conservée, parfois sous une couche de poussière ; Église qui maintient au premier plan, dans l’ombre et le silence, les valeurs éternelles de virginité, de pauvreté, d’ascétisme, d’humilité et de pardon ; Église qui souvent n’a pas su agir, mais qui sait chanter comme nulle autre la joie de Pâques”. Vladimir Lossky, théologien russe de l’émigration, lui fait écho: «Peut-on croire que ceux qui ont reconnu le Fils de Dieu en l’homme des douleurs étaient nombreux? Il faut avoir des yeux pour voir et les sens ouverts envers l’Esprit Saint pour percevoir la plénitude, là où le regard externe ne voit autre que petitesse et insuffisance… Pour savoir discerner la victoire quand elle semble une défaite, pour savoir saisir la puissance de Dieu qui “se déploie dans la faiblesse” (2 Cor 12, 9), pour voir la vraie Eglise dans la réalité historique d’ici-bas il faut, selon l’expression de l’apôtre Paul, recevoir non pas “l’esprit du monde, mais l’Esprit qui vient de Dieu, pour connaître les dons gracieux que Dieu nous a faits” (1 Cor 2, 12)». Le philosophe russe Nicolas Berdyaev a expliqué que si l’Orthodoxie est extérieurement « la forme du christianisme la moins normative (au sens de la logique formelle et normative, et du juridisme moral) », c’est bien parce que son essence est dans la vie intérieure: « Ce caractère spirituel et intime de l’Orthodoxie a été souvent la source de sa faiblesse externe… sa vie spirituelle et ses trésors spirituels restaient cachés et invisibles ». Le théologien moderne et métropolite Kallistos (Ware) ajoute à cela, à partir de sa propre expérience de conversion à l’Orthodoxie: “en dépit des défauts extérieurs et visibles de l’Orthodoxie, j’ai cru à l’invisible (2 Cor 4, 18), à son unité essentielle et son intégrité de la Tradition doctrinale, liturgique et spirituelle”.

L’Orthodoxie n’est pas, avant tout, une doctrine, ni une organisation externe, ni une forme extérieure de comportement, mais une vie spirituelle, une expérience spirituelle et un chemin spirituel fondé sur la prière. On ne pourrait pas apprendre et comprendre ce chemin spiritual par des traités théologiques, il peut être saisi dans la vie de l’Eglise, dans le culte, et à un moindre degré se manifeste-t-il dans les concepts. Voilà donc la principale raison pour laquelle, de l’extérieur, il est difficile de juger de l’Orthodoxie. Cette continuité de la foi et du culte de l’Eglise implique un sentiment correct de ce qu’est l’Église, une expérience ecclésiale authentique. Et le chemin de compréhension de l’Orthodoxie à travers la liturgie est le plus droit et le plus fiable, car le cœur même de l’Orthodoxie est justement dans le culte. «Bénis le Seigneur, mon âme, et tout mon être, son saint nom!» (Ps 103, 1) et «Que tout ce qui respire loue le Seigneur» (Ps 150, 6): ces deux idées du Psalmiste sont incarnées dans l’Église orthodoxe de la manière la plus complète.

Le martyr Ignace, disciple de l’apôtre et évangéliste st. Jean le Théologien et troisième évêque d’Antioche, montre que l’Eglise ne devient elle-même que lorsqu’elle célèbre le sacrement de la Cène du Seigneur «jusqu’à ce qu’il vienne» (1 Cor 11, 26), puisque l’Eglise est avant tout un organisme eucharistique.

L’Eucharistie est en soi la plus haute forme de théologie. C’est dans l’Eucharistie que la théologie s’anime et devient ce qu’elle devrait être: un mystère de prière, un sacrement conciliaire, de louange et reconnaissance.

L’eucharistie est un don absolu de Dieu à l’homme, avec lequel aucun autre don n’a pas de comparaison. Dans l’eucharistie le chrétien reçoit le Corps et le Sang du Christ, le Fils de Dieu, qui a pris sur lui le péché du monde, et a donné sa vie pour tout homme et toute femme ; en ressuscitant le troisième jour il a ouvert la possibilité pour chacun et chacune de ceux qui croient en lui de parvenir à la divinisation, de s’unir par la grâce à son Créateur et Sauveur. Et la seule vraie réponse à ce don divin, la réponse que Dieu attend de nous, c’est la gratitude, le rendement de grâce, c’est-à-dire, l’Eucharistie elle-même.

La gratitude nait d’une prise de conscience de sa propre pauvreté spirituelle, lorsque la personne se rend compte que tout autour de lui, et lui-même, est une œuvre de Dieu, que nul ne peut s’arroger aucun mérite dans ce monde, parce que tout a été créé par Dieu seul.

Seulement ainsi, en reconnaissant sa propre pauvreté spirituelle, l’homme peut voir, au-delà des données du monde, le don de Dieu et remercier pour ce don le Créateur. C’est seulement par l’action de grâce que nous entrons dans un véritable dialogue avec le monde créé et Dieu Lui-même.

C’est pourquoi la célébration de l’Eucharistie est la plus haute théologie. De l’Action de grâces vient la première forme d’expression des vérités théologiques : l’hymne, ou le cantique de louange.  Ce n’est pas par hasard que les trois saints qui dans la tradition orthodoxe ont reçu l’épithète de « théologien » (st. Jean évangéliste, st. Grégoire de Nazianze et le saint moine Siméon Nouveau) ont habillé leur théologie de paroles sublimes et d’hymnes. Ainsi donc, Saint-Siméon le Nouveau Théologien dans ses Cantiques, s’exclame, s’émerveillant de la grandeur du sacrement: « Avec la communion à Ta chair, Tu m’as rendu Dieu par adoption et par ta grâce, moi, qui suis un homme par nature ». Ainsi, revenant à l’expression de Sa Sainteté le Patriarche Alexis I, on peut la paraphraser en disant que l’Orthodoxie est l’Eucharistie. L’Orthodoxie est, avant tout, une réalité eucharistique. Plutôt que par la prédication et l’imposition de normes morales de comportement, l’Orthodoxie nourrit et développe ses fidèles par l’action liturgique, qui contient l’image de la transformation de la vie. L’archiprêtre Serge Boulgakov a écrit que « Le mystère de la liturgie orthodoxe dans sa grandeur et sa beauté parle directement à l’esprit, au sentiment et à l’imagination de ceux qui y participent ».

Ainsi, l’aspect le plus important de la théologie qui est associé à l’Eucharistie est l’humble acceptation du don et l’action de grâce pour le don : la louange et l’hymne. Il n’est pas exagéré de dire que le patrimoine hymnographique de l’Église est essentiellement une théologie.

C’est seulement d’une telle compréhension de l’Orthodoxie que jaillit l’explication de toutes ses caractéristiques et traditions qui la distinguent des autres Églises chrétiennes. Nous n’allons nous référer  qu’à quelques-unes d’entre elles.

Une première considération concerne le côté externe, rituel du culte. Il s’est constitué  progressivement, tout au long de l’histoire. La vie monastique a formé l’Orthodoxie historique en très grande partie. La structure portante de la vie spirituelle orthodoxe s’est constituée dans les anciens monastères d’Egypte, de Palestine, Syrie et Constantinople.  Le « Typicon », ou Règle liturgique, est en fait non seulement un recueil de normes pour les célébrations, mais aussi la Règle de la vie monastique. On pourrait dire que la célébration liturgique, la vie en Dieu et la vie monastique sont des concepts parfaitement équivalents dans le Typicon. C’est à cause de cela, qu’au premier regard l’Orthodoxie peut sembler signée par l’austérité monastique, la sévérité des normes ascétiques.

Deuxièmement, les dogmes dans l’Orthodoxie n’ont jamais été soumis à quelles que soient doctrines théologiques ou intellectuelles obligatoires. Grâce au rapport direct avec Dieu dans la prière, les dogmes ont été compris avant tout comme des faits mystiques. La tâche de la théologie dogmatique orthodoxe reste inchangée: nous rapprocher des grandes et saintes vérités de la foi, nous les expliquer et nous donner un système complet, cohérent et précis de la doctrine chrétienne.

L’Orthodoxie est étrangère à l’idée de «développement du dogme», elle ne connaît pas de «loi du développement dogmatique», mais en même temps dans l’interprétation théologique et philosophique des dogmes l’Orthodoxie est plus libre que le christianisme occidental.

« La véritable production théologique orthodoxe est une théologisation spirituelle et expérimentale – a écrit Berdiaev. – L’Orthodoxie fuit le rationalisme et le juridisme aussi que tout normatisme ». Seulement par l’expérience, à travers la prière, l’Orthodoxie propose à chacun de connaitre Dieu, d’acquérir sa Grâce, qui est l’action de Dieu dans le monde créé, en d’autres mots, la présence dans le monde de l’Esprit Saint. C’est une autre caractéristique particulière de l’Orthodoxie: c’est justement dans l’Orthodoxie que la doctrine de l’Esprit Saint se déploie pleinement. La tâche de la vie pour l’Orthodoxie c’est «l’acquisition de l’Esprit Saint», la transformation spirituelle de la créature. Cette doctrine a été révélée par le saint russe Séraphin de Sarov.

Une autre caractéristique liturgique de l’Orthodoxie c’est sa nature plutôt collective qu’individuelle. Chaque fidèle ne vit pas sa vie à l’écart des autres, mais dans le corps du Christ, faisant partie d’une entité spirituelle composée. En dépit de cela, l’Eglise orthodoxe ne connait pas l’autoritarisme qui caractérise parfois d’autre sociétés humaines. L’Eglise orthodoxe se veut d’être une belle unité d’amour et liberté, car tout autoritarisme engendre un divorce entre le collectif et la personne, l’Eglise et quelqu’un de ses membres. « Dans la compréhension orthodoxe de l’Eglise – a écrit Jean Meyendorff – la foi est préservée non seulement grâce à la succession apostolique de l’épiscopat, mais par le peuple de Dieu tout entier, la synodalité (le russe sobornost’) de l’Eglise est exprimée non seulement dans les Conciles œcuméniques ou locaux, mais aussi dans leur réception et assimilation par tout le peuple de Dieu ». Une infaillibilité de l’autorité n’est reconnue qu’à l’Eglise toute entière et tout au long de l’histoire porteur et gardien de cette autorité était le peuple ecclésial dans son ensemble, toute l’Eglise.

Les Conciles œcuméniques jouissaient d’une autorité indiscutable, non pas parce qu’ils correspondaient à des critères juridiques externes de légalité, mais parce que le peuple ecclésial, l’Eglise tout entière a reconnu leur caractère universel et authentique. La même chose peut être dite à propos de culte orthodoxe: il n’est pas l’affaire exclusive du clergé, il est créé et nourri par la piété de toute l’assemblée ecclésiale. L’Eucharistie, par exemple, est basée sur le principe de la corrélativité, c’est-à-dire de la dépendance mutuelle des ministères du célébrant et du peuple. Cette relation peut être définie plus précisément comme concélébration. Toutes les sources du christianisme des origines nous montrent clairement que « l’assemblée » a toujours été le sujet premier et fondamental de l’Eucharistie. Ceci est témoigné par le plus ancien nom du célébrant, qui l’indique comme celui qui « préside » l’assemblée eucharistique. Sa fonction originaire consistait à diriger la congrégation, à être «le premier des frères ». L’assemblée, par conséquent, est le premier sujet liturgique de l’Eucharistie, sa base et sa source.

Ainsi, l’Orthodoxie voit avant tout dans l’Eglise non pas une organisation ou institution, ni simplement une société de croyants, mais un organisme spirituel et religieux, le corps mystique du Christ.

D’autres particularités liturgiques de l’Orthodoxie sont son caractère eschatologique et son but de la divinisation de l’homme et de toute la création. La première caractéristique peut être expliquée par le fait que l’Eucharistie est le centre de la vie ecclésiale et liturgique, et ainsi l’action eucharistique donne un sens à toute manifestation du culte. Le culte est inséparable du passé, présent et avenir (eschatologique) de la communauté de l’Eglise : « Le moment présent dans la vie de l’Église nous lie à tous les hommes et toutes les femmes “de tous les temps qui ont vécu dans l’amitié”  avec Dieu ; il nous nourrit de la joie et de la victoire que, depuis toujours, Dieu a préparé pour ses élus, mais dont on peut faire l’expérience d’ores et déjà, ici-bas », a écrit Jean Meyendorff.

L’autre caractéristique, la divinisation, est  le but principal de l’Eucharistie, qui se reflète clairement dans l’ensemble de la patristique orientale. Les Pères orientaux entendent par ce terme la transfiguration et l’illumination du monde créé, et non pas son jugement et justification. L’incarnation de Dieu s’accomplit par Sa résurrection, c’est pourquoi l’Orthodoxie est tournée vers le mystère de la Résurrection, sommet et dernier but du christianisme: «Je vais vous dire un mystère : nous ne mourrons pas tous, mais tous nous serons transformés» (1 Cor 15:51). Voilà donc pourquoi la fête centrale dans la vie de l’Église orthodoxe est celle de la Résurrection du Christ. Dans la vie liturgique orthodoxe la fête de Pâques a beaucoup plus d’importance que dans le christianisme occidental, où la fête principale de l’année est devenue celle de Noël.

La pensée orthodoxe ne s’est jamais borné à l’idée de la justice divine, elle n’a jamais oublié l’idée de l’amour divin, elle a toujours été sûre que la grâce de Dieu l’emporte sur la Loi. Certains des docteurs de l’Eglise d’Orient sympathisaient avec l’idée de l’apocatastase, de la possibilité du salut et de la résurrection universels (qui doit être vue comme une opportunité et non pas une nécessité obligatoire). Il n’est pas un hasard que l’intérêt pour cette idée s’est manifesté à nouveau dans la pensée religieuse orthodoxe du XXe siècle (Boulgakov, Berdiaev, Lossky) ; la divinisation et le salut sont vus dans l’Orthodoxie non pas comme des parcours individuels, mais comme évènements communautaires, qui se réalisent en unité avec le monde.

Serge Boulgakov a fait remarquer que «chacune des branches historiques du christianisme universel a reçu un don spécifique, qui la distingue des autres : le catholicisme a reçu le don de l’organisation du pouvoir, le protestantisme celui de l’intégrité éthique de la vie quotidienne et intellectuelle ; aux orthodoxes a été donnée une vision de la beauté intelligente du monde spirituel ». L’Orthodoxie est complètement tournée vers le Royaume de Dieu («Cherchez d’abord son Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît», Matthieu 6:33), qui se manifestera non pas à la suite d’une évolution historique, mais comme résultat de la transfiguration mystérieuse et sacramentelle du monde. Caractéristique de l’Orthodoxie n’est pas l’évolution, mais la transfiguration.

Dans un ancien Paterikon (collection des paroles des saints pères) nous trouvons une parabole: « Un moine demanda  à son starets: “Quelle bonne œuvre dois-je faire pour avoir la vie ? L’Abba lui répondit: “Toutes les bonnes oeuvres ne sont-elles pas pareillement dignes? Abraham accueillait les pèlerins, et Dieu était avec lui ; Elie aimait le silence, et Dieu était avec lui ; David était doux, et Dieu était avec lui. Alors, regarde: ce que ton âme désire devant Dieu, fais-le et garde pur ton cœur” ».

Les œuvres de la foi chrétienne sont différentes mais Dieu, auquel elles mènent, est un seul.