Le Conseil œcuménique des églises (CŒE), qui rassemble environ 350 églises protestantes, orthodoxes et orientales, tient du 30 octobre au 8 novembre sa X Assemblée dans la ville de Pusan, en Corée du Sud. Au cours de l’assemblée, les thèmes principaux des travaux de cette grande organisation interchrétienne sont définis pour les années suivantes. Une importante délégation de l’Église orthodoxe russe, emmenée par le métropolite Hilarion, président du Département des relations ecclésiastiques extérieures du Patriarcat de Moscou, participe à l’Assemblée. Dans une interview aux RIA « Novosti », Mgr Hilarion a retracé l’histoire et expliqué les objectifs de la participation du Patriarcat de Moscou au Conseil, évoqué la situation au Moyen Orient et dans les autres régions où se poursuit un génocide volontaire des chrétiens, que le CŒE devrait contribuer à arrêter. IL a parlé de la prochaine rencontre des leaders religieux à Genève sur la Syrie, de la montée en force de l’aide extrémiste dans le monde musulman et de la politique de l’émigration, des différentes opinions sur l’exclusivité de la nation américaine déclarée par le président des États-Unis.

–          Dans quel but l’Église orthodoxe russe fait-elle partie du Conseil œcuménique des églises, créé en 1948 à partir de la réunion de 3 mouvements protestants ? Cette organisation est-elle encore influente aujourd’hui ?

–          Le CŒE reste à sa manière le seul espace où peuvent se rencontrer les représentants de plus de 300 églises. L’Église catholique n’est pas membre du Conseil, dont c’est l’une des faiblesses depuis l’origine. Les forces en présence dans le monde chrétien ne sont donc pas pleinement représentées, parce que la plupart des membres du CŒE sont des églises protestantes. A toutes les rencontres du CŒE, y compris l’actuelle assemblée, les participants orthodoxes et les représentants des Églises orthodoxes préchalcédoniennes ne représentent ensemble qu’un quart des participants.

L’Église catholique n’est pas membre du CŒE car cela contredit son ecclésiologie, elle se perçoit comme l’église universelle, qui ne peut être membre d’aucune organisation mondiale. Mais elle participe au CŒE en tant qu’observateur, ainsi qu’en tant que membre à part entière dans la commission théologique du conseil, appelée « Foi et constitution ».

C’est la troisième assemblée à laquelle je prends part en tant que chef de la délégation de l’Église orthodoxe russe. En 1998, nous n’avions qu’une délégation semi-officielle de 5 personnes, que je présidais en tant que hiéromoine. C’était l’époque où nous étions très critiques sur le Conseil œcuménique des églises car l’ordre du jour était à tendance très libérale, tandis que les églises protestantes du nord et de l’ouest donnaient le ton. Grâce, entre autres, à notre critique, et grâce à une conférence interorthodoxe qui, à notre initiative et à l’initiative de l’Église serbe, a été réunie à Salonique en 1998, le CŒE a révisé son ordre du jour et le mode de prise de décisions.

Nous insistions beaucoup sur le fait que toutes les décisions devaient être prises par consensus (…). Cela nous permet, d’une part, de témoigner de la position de notre Église sur les questions les plus différentes, d’autre part, de ne pas craindre que notre voix soit minoritaire lors d’un vote.

Notre participation au Conseil œcuménique des églises aujourd’hui tient à un facteur important, une thématique que nous estimons prioritaire et qui n’est pas d’ordre doctrinal.

–          Quels thèmes considérez-vous essentiels pour le dialogue et la collaboration interchrétiens aujourd’hui ?

–          De mon point de vue, le thème principal sur lequel les chrétiens de différentes confessions peuvent travailler ensemble, malgré leurs divergences, c’est, bien entendu, celui de la défense des chrétiens souffrants et persécutés. Il est passé aujourd’hui au premier plan à cause des évènements en cours au Proche Orient, en Afrique du Nord, dans différentes régions du monde où les chrétiens font l’objet de répressions massives, de persécutions, où les églises chrétiennes sont incendiées, les membres du clergé enlevés et assassinés, où des milliers de chrétiens sont forcés de quitter leurs maisons.

Je pense qu’un forum comme le Conseil œcuménique des églises a son rôle à jouer dans la défense des chrétiens persécutés. Ces dernières semaines et ces derniers mois, le CŒE a déployé de nombreux efforts pour aider à pacifier la situation en Syrie. Et nous participons activement à ce travail.

–          Le secrétaire général du CŒE, Olaf Tveit, a mentionné la rencontre de leaders chrétiens consacrée à la problématique syrienne que le conseil compte organiser à Genève fin novembre, avant la conférence de l’ONU « Genève 2 ». On sait que vous êtes allé à Genève pour les premières consultations organisées par le CŒE sur la Syrie en septembre. L’Église orthodoxe russe participera-t-elle à la prochaine rencontre ? Et qu’en attendez-vous ?

–          Je pense que nous participerons à cette rencontre, si l’équilibre y est suffisamment respecté. Il est très important pour nous d’asseoir les parties belligérantes à la table des négociations. Nous ne voyons pas d’autre solution possible au conflit syrien.

Nous nous prononçons clairement contre toute intervention extérieure dans la situation syrienne. Nous nous élevons activement contre les bombardements préparés par l’aviation américaine. Les efforts communs des leaders politiques et religieux ont joué leur rôle dans l’annulation de ces bombardements.

Nous comprenons aussi que le conflit syrien est loin d’être résolu. C’est pourquoi nous continuerons à tout mettre en ­œuvre pour que la situation s’apaise.

–          Une participation de représentants des organisations religieuses, des pouvoirs syriens et de l’opposition, capables d’influer sur les évènements, est-elle prévue à la rencontre du CŒE à Genève ?

–          A la dernière conférence, un représentant spécial de l’ONU et de la Ligue des états arabes sur la Syrie, Lahddar Brahimi, était présent, ainsi que l’ancien secrétaire de l’ONU Kofi Annan, c’est-à-dire des gens impliqués dans le processus de décisions et ayant une influence. Ils participaient au nom des organisations internationales.

J’espère qu’à cette seconde conférence interchrétienne de Genève, qui se déroulera à la veille de la deuxième rencontre de l’ONU, participeront aussi des représentants d’organisations jouant un rôle direct dans les tentatives de résolution du conflit syrien.

–          Quelles questions sont aujourd’hui les plus d’actualité pour l’Église orthodoxe russe ? Le sort des deux métropolites enlevés en Syrie au mois d’avril, la régulation du conflit entre Israël et la Palestine, le développement des relations interreligieuses et le renforcement de la paix entre chrétiens et musulmans ?

–          Tous ces thèmes sont très importants pour nous. Le Conseil œcuménique des églises représente un espace unique de rencontre entre représentants religieux venus de différentes régions, dont celles déjà évoquées. Nous entendons donc des témoignages de première main sur ce qui s’y passe. Par ailleurs, nous pouvons faire entendre notre position. Enfin, nous pouvons, je l’espère, influer sur la situation.

Telle est, je pense, la mission du Conseil œcuménique des églises qui se dessine aujourd’hui au premier plan. Les recherches d’unité doctrinale qui caractérisaient le travail du CŒE durant la seconde moitié du XX siècle sont, à mon avis, loin d’être au premier plan. C’est bien, parce que nous sortons de discussions théoriques qui ne mènent à rien, pour nous engager sur le terrain pratique, où nos églises peuvent avoir une influence réelle sur la situation.

En tous cas, certaines des églises représentées ici peuvent réellement influer sur le gouvernement des pays concernés. Si l’on prend, par exemple, l’Église d’Angleterre, elle a en Grande-Bretagne statut d’Église d’état, les évêques anglais siègent à la Chambre des Lords et ils peuvent influencer la politique de la Grande-Bretagne, y compris la politique internationale. Beaucoup d’autres églises ont aussi des contacts avec les gouvernements de tels ou tels états et peuvent donc influer sur la situation internationale.

–          Quels résultats concrets attendez-vous de la X Assemblée du CŒE, qu’est-ce qui doit changer ?

–          Cette assemblée peut et doit appeler d’une seule voix les choses par leur nom : exprimer une protestation vigoureuse contre le génocide (je n’ai pas peur du mot) des chrétiens qui se produit au Proche Orient et est la conséquence d’une politique volontaire des extrémistes et des forces terroristes qui veulent éliminer le christianisme de la région.

Je pense que chaque église peut faire des efforts supplémentaires pour motiver les états et les forces politiques en faveur de la population chrétienne des régions où elle est soumise à des persécutions.

Malheureusement, aujourd’hui, ce n’est pas ce qui se passe au niveau politique. Aujourd’hui, le thème des persécutions contre les chrétiens n’est présent que de façon épisodique dans le discours des hommes politiques et des journalistes. Ce sont des agences privées ou des organisations de défense des droits de l’homme qui s’occupent du monitoring de la situation. Nous devons obtenir que les dirigeants des grandes puissances aux mains desquels est en grande partie la situation, s’en occupent à leur tour.

–          A quel point la confrontation entre chrétiens et musulmans dans le monde est-elle dangereuse ? En particulier en Russie. Est-ce elle qui engendre la terreur ? Et que pensez-vous, à ce sujet, de la récente explosion de violences à Moscou, provoquée par des tensions sur la situation dans l’émigration, influant non seulement sur les relations entre peuples, mais aussi entre religions ?

–          Les chrétiens et les musulmans sont capables de coexister pacifiquement, comme le montre l’expérience multiséculaire de bon voisinage entre représentants des deux traditions religieuses en Russie et dans d’autres pays. Mais cette coexistence possède un potentiel explosif qui s’élève rapidement lorsque certains mécanismes, sous la forme de l’extrémisme religieux, sont mis en route.

Dans le monde musulman, cette aile extrémiste se renforce beaucoup aujourd’hui. Il ne s’agit pas de l’islam traditionnellement pacifique, mais de ce que nous appelons l’islamisme ou le wahhabisme, c’est-à-dire une idéologie misanthropique qui incite à des actes terroristes, aux opérations militaires et à une extermination massive des chrétiens.

Nous ne pouvons ni comprendre, ni accepter ce phénomène. Nous sommes naturellement en dialogue avec les leaders musulmans afin de les inciter à rejeter plus activement toute forme de terrorisme et de radicalisme. Nous les appelons à éduquer leurs fidèles dans un esprit de tolérance et de coexistence pacifique avec les autres religions, comme cela est prescrit par le Coran qui parle du christianisme avec beaucoup de respect.

–          Le 4 novembre, la Russie fêtera la Journée de l’union nationale. Quelles mesures devraient être prises pour la préserver et l’affermir ?

–          Il faut une politique nationale et migratoire correcte et modérée. Et l’état doit défendre ses frontières. Je n’en parle pas seulement comme ancien garde-frontière, mais surtout en tant que citoyen attaché à l’intégrité de son pays. La politique migratoire doit savoir différencier les gens pacifiques venant vivre et travailler, et ceux qui représentent une menace potentielle. Les courants radicaux doivent être aussi fermement réprimés que le trafic de stupéfiants et la criminalité organisée.

Le tonneau de poudre n’explosera pas, si l’on met en place une politique interethnique intelligente. Il ne faut pas confondre cette politique avec la politique religieuse. Ce ne sont pas les doctrines religieuses qui sont dangereuses, mais l’interaction de différents ethnos, les paradigmes idéologiques.

La politique interethnique et migratoire est entre les mains de l’état, dont les actions dans ce domaine doivent être très pesées.

–          Après les récentes déclarations du président des États-Unis Barack Obama sur « l’exclusivité » de la nation américaine qui permettrait aux États-Unis de prendre des décisions sur l’intervention militaire dans différentes situations sans tenir compte de l’opinion de la communauté internationale, un débat a suivi. Quelle est l’opinion de l’Église russe sur cette fameuse « exclusivité » ?

–          D’un point de vue chrétien, il n’y a pas et il ne peut y avoir de nation ayant un monopole exclusif. Jadis, le peuple hébreu a été le peuple élu, mais depuis la venue du Sauveur, un « Nouvel Israël », l’Église du Christ, s’est dégagé, et elle réunit les gens indépendamment de leur nationalité.

Certes, des peuples peuvent avoir une mission particulière à différentes époques : porter la paix, la justice de Dieu. Nous disons alors de tel ou tel peuple qu’il est « théophore ». Mais lorsque l’exclusivité est motivée par une prédominance économique, par des buts politiques ou des préférences politiques, nous ne pouvons être d’accord.

Et nous ne pouvons imposer aucune norme de comportement à un peuple, ni aucune organisation intérieure.

 

Propos recueillis par Olga Lipitch