A la veille de son voyage en Grèce, prévu pour les 9-10 avril, le président du Département des relations extérieures du Patriarcat de Moscou a donné une interview exclusive au journal grec « Katimerini », publiée le 3 avril.

De grands classiques comme « La passion selon saint Mathieu » de Bach ou « Le Messie » de Haendel sont les chefs d’œuvre inégalés de la tradition musicale occidentale que couronne le compositeur contemporain Arvo Part. Vos œuvres s’inscrivent-elles dans la tradition de l’art occidental ? Comment, en tant que théologien, faites-vous le lien entre votre propre tradition et l’art occidental ? Ne s’agit-il pas de deux expériences religieuses différentes ?

– Le genre dans lequel sont écrites les œuvres que vous venez de mentionner est principalement typique de la tradition musicale occidentale. Les musiciens profanes russes, eux, n’ont pas écrit de musique sur des sujets évangéliques : tous les opéras et oratorios russes ont un sujet folklorique, romantique ou historique. En Russie avant la révolution, il existait une nette différentiation entre musique profane et musique sacrée : les compositeurs profanes, à quelques très rares exceptions près, ne se sont pas intéressés à la thématique religieuse. Lorsque Tchaïkovski a écrit sa « Liturgie », les autorités ecclésiastiques en ont interdit l’interprétation dans les églises. Non pas parce que sa musique était plus profane que celle d’autres compositeurs moins talentueux, mais parce que Tchaïkovski était associé avant tout à une musique profane, non religieuse.

Notre époque a permis de gommer cette frontière artificielle entre art sacré et art profane. Lorsque m’est venue l’idée d’écrire une « Passion selon saint Mathieu », j’avais l’intention de créer une sorte de synthèse, d’une part entre la tradition de Bach, propre à l’Occident, et la tradition du chant d’église russe d’autre part. En d’autres termes, il s’agissait de suivre la forme bachienne, traditionnelle depuis trois cent ans dans l’église protestante, et de lui donner un contenu orthodoxe grâce aux textes liturgiques de l’Église orthodoxe. La liturgie orthodoxe possède un office rappelant par certains aspects la « Passion » de Bach : c’est celui dit des Douze évangiles, célébré la veille du Vendredi saint, pendant lequel on lit des passages d’évangile sur la Passion du Christ, intercalés de récitatifs lus par le lecteur et de chants interprétés par le chœur. Cependant, ma composition n’est pas destinée à l’église orthodoxe, mais aux salles de concert. C’est pourquoi je ne me suis pas seulement servi du chœur, mais aussi d’un orchestre à cordes.

L’expérience religieuse occidentale diffère de l’expérience orientale, orthodoxe. Cette différence se fait particulièrement sentir dans la perception des souffrances du Christ. Dans la tradition occidentale, c’est la réception émotionnelle qui domine, comme en témoignent la peinture et la musique de l’époque de la Renaissance. Sur les représentations occidentales de la Crucifixion, le Christ est peint souffrant, les yeux ouverts levés vers le ciel. Sur les icônes orthodoxes de la Crucifixion, le Sauveur est déjà mort : ses souffrances, ses tortures, son agonie sont laissées « hors champ ». On retrouve la même réception de la Passion dans les textes liturgiques de l’Église orthodoxe. Ils parlent des souffrances et de la mort du Sauveur, mais soulignent bien que c’est le Dieu incarné en personne qui souffrit sur la croix : sa passion est inséparable de sa gloire divine, sa mort est indissociable de sa résurrection.

Les « Passions » en tant que genre ne supposent pas la lecture de l’histoire de la résurrection. Dans ma « Passion » également, seuls les récits évangéliques de la passion, de la mort et de l’ensevelissement du Christ sont lus. Mais le thème de la Résurrection est l’un des leitmotive autant des textes liturgiques à la base du libretto, que de la musique. Cette musique est à la fois lyrique et tragique, sans que l’émotion ne prenne le dessus. L’essentiel, pour moi, était de donner à l’auditeur la possibilité de revivre l’histoire de la passion du Christ à travers le prisme de leur réception orthodoxe. Cette œuvre est écrite ad majorem Dei gloriam, elle est dédiée à Celui que je sers depuis l’âge de raison, Jésus Christ, Dieu et homme.

Assiste-on aujourd’hui en Russie à une renaissance de la musique sacrée russe non occidentale des XVIe et XVIIe siècles ?

L’intérêt pour la tradition russe antique est croissant en Russie ces dernières années. Cela concerne aussi bien l’architecture et l’iconographie que le chant liturgique. Certains monastères et certaines parosises sont passés du chant dit « partessien » (à plusieurs voix), introduit en Russie depuis l’Occident aux XVIIIe – XIXe siècles, au chant monophonique neumatique russe traditionnel. De même que la musique byzantine sacrée, le chant neumatique (znamenny) contribue à la prière, il enseigne la prière, car le chant znamenny est né de la prière. La langue musicale des pièces « partessiennes » est profane, même lorsque ces œuvres sont destinées à un usage liturgique.

Existe-t-il aujourd’hui dans l’Église un art qui ne soit pas le fruit d’une inspiration personnelle, mais un témoignage de la communion eucharistique ? Dans quelle mesure cela est-il possible en l’absence de paroisses-communautés à notre époque ?

– La vie du chrétien orthodoxe s’organise autour de l’Eucharistie, qui est le centre de la vie en Église, la source vivifiante des forces et des aspirations créatrices humaines. L’individualisme et la sécularisation de la société contemporaine n’ont pas épargné la communauté ecclésiale, abaissant considérablement la part de la créativité collective communautaire. Néanmoins, la communauté ecclésiale continue à vivre et à créer, puisant ses forces et son inspiration à la tradition et à la vie sacramentelle de l’Église. Je ne suis pas d’accord avec ceux qui nient la notion de paroisse-communauté dans l’Église d’aujourd’hui. La renaissance de l’Église russe, à la fin du XXe siècle, a permis la création de communautés orthodoxes sous la direction d’un prêtre qui, ensemble, construisaient de nouvelles églises, les ornaient, y mettaient en place une vie paroissiale, y ouvraient des écoles du dimanche pour les enfants.

L’Église offre un immense espace de créativité personnelle et collégiale. L’homme d’Église, c’est celui qui met son potentiel créatif au service de l’Église. Et l’Église, de nos jours, montre de remarquables exemples de créativité collective. Il suffit de parler de l’essor de l’iconographie qui a suivi la renaissance de l’Église russe. Aujourd’hui, ce ne sont pas seulement des iconographes isolés, mais des brigades entières qui travaillent à l’ornementation des églises. Dans les écoles et les ateliers d’iconographie, des centaines et des milliers de jeunes gens apprennent les secrets de l’art figuratif chrétien. Tout cela serait impossible sans une vie communautaire intense, y compris dans le contexte de l’Eucharistie.

En tant que président du Département des relations extérieures du Patriarcat de Moscou, croyez-vous que l’unité des Églises orthodoxes locales n’est pas illusoire, mais bien réelle ?

– Non seulement je crois en l’unité de l’Église, mais j’expérimente cette unité dans ma vie eucharistique. Je suis souvent en contact avec des représentants d’autres Églises orthodoxes locales, je célèbre avec eux. Et à chaque fois, en participant à ces liturgies, je ressens une grande joie de ce que, nous qui sommes si différents, nous confessons d’un seul cœur la même foi orthodoxe, communions au même calice, de ce que l’amour fraternel n’est pas un son creux, mais une réalité vivante.

J’ai participé il y a quelques jours à la consécration d’un nouveau métropolite du Patriarcat œcuménique. Je connais depuis longtemps Mgr Elpidophore, depuis nos études : il était étudiant en Allemagne et moi en Angleterre. Le patriarche œcuménique a présidé la consécration à laquelle assistaient des hiérarques de nombreuses Églises locales, y compris Sa Béatitude l’archevêque Jérôme d’Athènes. Ce genre d’évènement a une dimension pan-orthodoxe, même s’il concerne avant tout une Église locale en particulier.

Le dimanche de l’Orthodoxie, le patriarche Cyrille s’est adressé aux représentants des Églises orthodoxes locales présents à Moscou. Les frontières juridiques des Églises n’ont pas d’incidence sur l’essence de l’Église orthodoxe, qui, au-delà de ces frontières, reste Une, Sainte, Catholique et Apostolique, leur a-t-il dit. Et je crois que malgré les désaccords existant entre certaines Églises locales, dues à différentes péripéties de notre histoire, nous restons unis sur toutes les questions essentielles touchant à la foi et à la morale. C’est un gage de notre capacité à travailler ensemble au bien de l’Église orthodoxe. Je crois aussi que le Concile pan-orthodoxe dont la préparation dure depuis déjà un demi-siècle n’est plus si éloigné.

– Durant les premiers siècles de l’Église, en même temps que le système de la Pentarchie, les évêques des cinq villes incarnaient cinq tendances, ou écoles, théologiques. A notre époque, qu’incarnent les Patriarcats nationaux dans la vie de l’Église ?

– Je ne souhaite pas m’attarder maintenant en détail sur la théorie dite de la « pentarchie ». Cette théorie avait une origine profane et, comme toutes les théories politico-ecclésiastiques de ce genre, elle n’a jamais concerné le cœur de la foi orthodoxe (de même que la théorie de la « Troisième Rome », en son temps a connu une certaine popularité en Russie, sans avoir aucune importance pour le présent). La question du fait même de l’existence de la notion de « pentarchie » et son histoire exigent une clarification qui dépasse le cadre d’un entretien. Je n’ai jamais entendu parler non plus de cinq écoles théologiques durant les premiers siècles de l’Église : on parle généralement de deux écoles, celle d’Alexandrie et celle d’Antioche, un découpage en écoles suivant un principe géographique ou national d’ailleurs très conventionnel.

Nous qui sommes orthodoxes, parlons d’une certaine façon une seule langue, pensons suivant des catégories identiques. Les contemporains de saint Antoine le Grand se souviennent qu’il était peu instruit et ne parlait que le copte. Pourtant, des fidèles de langue grecque venaient le trouver (à Alexandrie, le grec était alors la langue de la culture et de l’éducation). Dans ces cas-là, Antoine parlait en copte, et un moine près de lui traduisait en grec. Et les Grecs écoutaient le saint en retenant leur respiration. Non pas à cause des qualités de la traduction, mais parce qu’ils voyaient devant eux un exemple de sainteté véritable et d’action du Saint Esprit dans l’homme.

Toute Église orthodoxe est une incarnation historique de la sainteté. C’est le cortège de ses saints, ce sont ses églises, ses monastères, son histoire de piété propre. Cette incarnation historique possède inévitablement une dimension nationale. Mais la théologie et la contemplation sont notre valeur commune, et je ne crois pas qu’elles soient la propriété de tel ou tel milieu national. Il en était ainsi dans l’Antiquité, il en est toujours ainsi.