Votre Éminence, au mois de janvier, le patriarche Cyrille a présenté au gouvernement différentes propositions visant au renforcement de la politique familiale. De quoi s’agit-il ?

Ce n’est un secret pour personne que notre pays traverse une sévère crise démographique. Les Russes, malheureusement, se sont fait à cette idée. J’ai même entendu dire par des gens très sérieux, croyants, aimant leur pays, que la réduction de la population de souche en Russie était inéluctable et que notre tâche principale consistait aujourd’hui à réfléchir comment transmettre notre culture orthodoxe à d’autres peuples qui, selon eux, seront d’ici quelques temps majoritaires sur le sol russe.

Pourtant, beaucoup dans l’Église ne partagent pas un avis aussi pessimiste et espèrent que la tendance peut encore être renversée. L’initiative du patriarche Cyrille est un témoignage de la foi de l’Église et de son primat dans le peuple, dans ses forces vives.

La plupart des familles russes ne désirent pas avoir beaucoup d’enfants. On entend souvent dire que le faible niveau de vie des citoyens russes en est la cause, mais la natalité baisse pourtant aussi dans les pays d’Europe plus riches…

La démographie dépend directement de l’état spirituel d’un peuple. Les parents ne renoncent nullement à avoir de nombreux enfants à cause de la pauvreté, mais en raison de leurs choix de vie. Si l’on compare la démographie de sociétés pauvres, mais traditionnelles – l’Inde, l’Asie centrale, le Caucase – avec celle de l’Occident nanti, on s’aperçoit que dans le premier cas, malgré la pauvreté, la famille nombreuse reste une norme. Dans les pays riches, il en va tout autrement. J’ai lu récemment que depuis 2005, la population mondiale augmente de 78 millions de personnes par an, 75 millions naissant dans les régions les moins développées.

Pourquoi ? Parce que la famille nombreuse a cessé de faire partie des critères répondant à l’idéal du « succès » qui s’est imposé au XXe siècle dans les pays à économie de marché développée. Un prêtre de ma connaissance, qui a longtemps officié aux États-Unis, raconte que le terme « banker’s family » – famille de banquiers – y est très répandu. Il désigne une famille avec deux enfants, un garçon et une fille. Tout est planifié, idéal, un peu de diversité et le tour est joué ; le voilà l’idéal de la société prospère.

Mais même si chaque famille compte deux enfants, la population diminue inéluctablement. Chez nous, les familles à enfant unique sont très nombreuses, tandis que de 15 à 20 % des couples n’ont pas d’enfant du tout, la cause de l’infertilité étant dans la plupart des cas les avortements effectués auparavant.

Aujourd’hui, la structure traditionnelle de la famille est détruite dans les sociétés occidentales et la population de ces peuples diminue. J’étais il y a quelques temps en Lituanie et l’un des politiques de ce pays m’a dit sans ambages : « Nous sommes un peuple en voie de disparition ». Cette constatation amère concerne, hélas, aussi bien la Russie que l’Ukraine…

Peut-être certains trouveront-ils cela étrange, mais je suis persuadé de ce que le critère le plus simple et le plus évident de la santé spirituelle d’un peuple est sa capacité à se reproduire. Pas le niveau de vie, ni la réussite scientifique, ni la puissance militaire, mais la volonté de laisser une descendance.

Vous avez déjà évoqué ce paradoxe : là où domine une religion prêchant l’ascétisme, il naît beaucoup d’enfants. Et au contraire, dans un contexte de libéralisme moral, insistant sur la sexualité, très peu d’enfants viennent au monde. Quelle logique s’applique ici ?

Il n’y a là rien de contradictoire. Du point de vue de la morale chrétienne, Dieu appelle l’homme au don de soi, à l’abnégation. Suivant l’apôtre Paul, « la loi tient toute entière dans cette parole : aime ton prochain comme toi-même » (Gal 5, 14). L’amour du prochain est impossible sans renoncement à soi, en quoi consiste véritablement l’existence d’un point de vue chrétien. Voir dans le mariage une union à vie, être responsable de son épouse (ou de son époux), mettre des enfants au monde et les élever, tels sont les idéaux de cet amour sacrificiel que nous enseigne l’Évangile.

Quant à la sexualité qu’on nous impose aujourd’hui pratiquement dès les petites classes, détachée de sa dimension spirituelle – l’amour entre époux – elle n’est rien d’autre qu’un moyen de « profiter de la vie », un plaisir charnel. Cette sexualité s’inscrit parfaitement dans le cadre de la société de consommation actuelle, dont la bonne marche dépend de la circulation des marchandise.

Deux paradygmes formulés par le grand philosophe Eric Fromm me reviennent en mémoire : « être » ou « avoir ». « Être », pour un chrétien, signifie se donner, se sacrifier. « Avoir » signifie amasser, consommer, contenter son « ego ». Les proches peuvent alors constituer une entrave sur la voie de ce que l’individu considère comme l’existence véritable, dans la mesure où ils font perdre un temps précieux qui pourrait être consacré aux plaisirs.

C’est Fromm, dans les années 20 du siècle précédent, qui introduisit le terme si courant aujourd’hui de « société de consommation ». Dans ce type de société, les questions de sexualité occupent une place particulière. Le sexe serait pratiquement la chose la plus importante dans la vie. On entend souvent dire que l’homme et la femme doivent fonder une famille sur la base de leur « compatibilité sexuelle », notion artificielle, dont dépend tout un secteur de l’économie en terme de services et de produits. Voyez vous-même : il n’y a pas si longtemps, l’expression « services de type sexuel » aurait suscité l’indignation. Aujourd’hui, c’est déjà un terme figé : la commercialisation de la sexualité est devenue ordinaire.

Mais quel lien y a-t-il entre commercialisation et relâchement des mœurs ?

Le marché, en terme de services et de produits, est saturé dans la société européenne d’aujourd’hui, et il exige un élargissement constant. C’est pourquoi l’on assiste à une tentative d’irruption du marché dans des sphères qui lui restaient jusqu’alors inaccessibles : la foi, la culture, la morale, le patriotisme. Le marché aspire à tout transformer en produit prêt à la vente. Et le mythe de la priorité de la sphère sexuelle dans la vie humaine s’inscrit parfaitement dans cette tendance.

Y a-t-il des forces capables de résister à cette invasion de la société de consommation ?

Ce sont des gens qui, envers et contre tout, restent fidèles aux traditions. En premier lieu les croyants. Regardez, s’il y a en Russie des familles nombreuses, ce sont en général des familles profondément chrétiennes.

La plupart de ces gens luttent contre les vices qui entraînent la disparition de notre nation. Prenons comme exemple le mouvement de lutte contre l’avortement (dont sont victimes tous les ans plus d’un million de citoyens russes non-nés). Dans ce domaine, les orthodoxes ont pour alliés les chrétiens d’autres confessions.

Je parle souvent de la nécessité d’une « alliance stratégique » des orthodoxes avec les catholiques, avec les membres des Églises orientales, avec les protestants traditionnalistes, autrement dit avec tous ceux qui défendent des valeurs véritablement chrétiennes, la famille, l’éducation des enfants, l’indissolubilité du mariage, la valeur de la vie humaine de la conception à la mort. Toutes ces notions sont mises à mal aujourd’hui et nous avons le devoir de nous y opposer. Sans quoi, aussi bien la Russie que la civilisation chrétienne dans son ensemble perdront d’ici peu leur « sel », seront privées de toute apparence et seront réduites à l’état d’objet d’étude pour les historiens et les archéologues.

Mais que peut-on faire pour renverser la tendance ? Que propose l’Église russe ?

Revenons à ce par quoi nous avions commencé, aux propositions du Patriarche. Elles s’orientent dans quatre directions : la lutte contre l’avortement, le soutien aux familles nombreuses, l’aide aux enfants restés sans parents et le vote de nouvelles lois pour la défense de la famille et de l’enfance. C’est la première fois que l’Église s’exprime à un niveau aussi haut avec des initiatives aussi concrètes.

Le Patriarche propose au Ministère de la santé et du développement social de publier une instruction de service affirmant : la conduite d’une grossesse à son terme est une priorité pour le médecin, et il n’a pas le droit de prendre l’initiative de son interruption. Malheureusement, j’ai souvent entendu les femmes se plaindre de ce que les médecins les avaient convaincues d’interrompre leur grossesse. Si nous commençons au moins par là, des milliers de vies seront sauvées.

On ne devrait autoriser un avortement qu’après une période de réflexion de quinze jours. Cette pratique est déjà appliquée dans différents pays. Les faits témoignent de ce que ces deux semaines de réflexion jouent souvent un rôle décisif.

Sa Sainteté ne propose pas, naturellement, de se contenter d’explications. L’Église a toujours prêché une charité agissante. On prévoit de créer des centres sociaux, dans lesquels les mères-filles pourraient trouvaient un soutien non seulement moral, mais aussi matériel.

Un certain nombre de paroisses orthodoxes, grâce aux dons des fidèles, versent depuis longtemps des allocations aux femmes ayant renoncé à l’avortement. Si l’état faisait sienne cette noble cause, le nombre d’enfants tués dans le sein de leurs mères diminuerait sensiblement.

La lutte pour la conservation de la nation est un terrain sur lequel l’Église, la société et l’état doivent agir ensemble. Ce n’est qu’en joignant nos efforts qu’avec l’aide de Dieu nous pourrons améliorer la situation.

Propos recueillis par D. Vlassov