Le métropolite Hilarion de Volokolamsk : seuls des efforts communs permettront d’assainir la société
Le 13 octobre 2012, à la veille de la fête de l’Intercession de la Mère de Dieu, tandis que l’Église orthodoxe russe organise une « Journée de la miséricorde et de la compassion envers les détenus et les prisonniers », Alexis Mikhaïlovitch Velitchko, vice-directeur du Service fédéral d’application des peines de Russie, conseiller d’état à la justice de la Fédération de Russie était l’invité de l’émission « l’Église et le monde » animée par le métropolite Hilarion sur la chaîne « Rossia 24 ».
– Le métropolite Hilarion : Chers frères et sœurs, téléspectateurs de l’émission « l’Église et le monde ». Nous parlerons aujourd’hui du rôle de la religion dans la vie des prisonniers. Je reçois Alexis Velitchko, docteur en droit, vice-directeur du Service fédéral d’application des peines. Alexis Mikhaïlovitch, bonjour !
– A. M. Velitchko : Bonjour Monseigneur. J’aimerais vous poser une question, peut-être désagréable, mais tout de même. La statistique de ces dix-quinze dernières années permet d’établir un bilan malheureusement défavorable pour nous : la criminalité non seulement a rajeuni mais les délits sont de plus en plus graves : meurtres, blessures graves entraînant la mort, banditisme, vols à main armée, trafic de stupéfiants, crimes sexuels. Et malgré tout nous savons en même temps que la pastorale au sein des établissements pénitentiaires est en plein développement de la part des organisations religieuses et, en particulier, de l’Église orthodoxe russe. Mais le fait est que notre société est de plus en plus criminalisée. A votre avis, à quoi tient cette situation ?
– Le métropolite Hilarion : Je pense que ces deux processus ne sont pas directement dépendants. D’une part, sans le travail de l’Église, la situation serait encore pire. D’autre part, nous subissons depuis vingt ans une période de transformation sociale colossale, telle que notre pays n’en avait pas vécue depuis au moins soixante-dix ans. Il y a eu la période post-révolutionnaire, quand tout croulait et s’effondrait. Puis il y a eu la période où l’URSS s’est écroulée. Et cette période n’est toujours pas terminée. Les gens se sont retrouvés dans une situation absolument nouvelle : auparavant, les lois étaient sévères et brusquement ces lois ont complètement cessé d’être appliquées. Et certains ont éprouvé un sentiment de totale impunité. Ceci se rapporte plus particulièrement à ceux qui ont une propension au crime. La situation économique a joué un rôle, en particulier au début des années 90 : elle a incité les gens à des actes criminels. L’Église a joué dans une certaine mesure et continue sans conteste à jouer un rôle de frein dans cette situation, mais elle ne peut se charger seule d’assainir la société, car seuls des efforts communs permettront d’y parvenir.
Il suffit d’évoquer, par exemple, l’influence de certains médias. Vous parlez du rajeunissement de la criminalité. Mais où notre jeunesse peut-elle trouver des héros positifs ? Où sont à l’écran ces personnages modèles, comme disent les américains, desquels nos jeunes pourraient s’inspirer ? Bien plus, la langue des prisons, le « fenia » fait aujourd’hui partie de notre quotidien. Récemment, un prêtre aumônier de prison m’a apporté un lexique qu’il s’était composé. Il m’a dit que la moitié des expressions recensées dans ce lexique étaient aujourd’hui employées dans la vie réelle, on peut en entendre beaucoup depuis les écrans de télévision.
– A. M. Velitchko : Monseigneur, j’aimerais vous faire part d’une de mes observations. En ce qui concerne la pastorale au sein des établissements pénitentiaires on observe le vieux paradygme russe : des initiatives individuelles extraordinaires et une totale absence de système. Bien plus, et j’en suis personnellement désolé : on est en présence d’une vulnérabilité juridique et sociale absolue des ecclésiastiques qui travaillent dans les établissements correctionnels. Je citerai un exemple auquel je me suis déjà souvent référé : l’archiprêtre Alexis Vostrik, de la métropole de Voronej, après huit ans de contacts avec les détenus dont beaucoup sont atteints du sida, souffrent de tuberculose ou sont atteints de maladies psychiatriques, a contracté une forme sévère d’hépatite B. Mais il ne dispose d’aucun privilège médical et est forcé de se soigner à domicile. Ou bien rappelons le cas de l’archiprêtre Georges, de la métropole de Iaroslavl. Il s’occupe de deux de nos établissements dont l’un est un hôpital pour les détenus atteints de tuberculose. Nos employés du Service fédéral d’application des peines ont des avantages à y travailler : un an de service y revient à quatre ans d’ancienneté. Lui n’a pas ce privilège. Il continue à recevoir le maigre salaire qui a toujours été le sien dans sa paroisse. Vous trouvez cela normal ?
– Le métropolite Hilarion : Ce n’est absolument pas normal. Mais je pense que c’est l’état qui doit prendre soin de ces gens. Une personne, en l’occurence un prêtre, qui remplit un service social aussi important doit disposer d’avantages sociaux.
– A. Velitchko : Là je ne suis pas d’accord avec vous, Monseigneur. Il me semble que l’initiative doit venir de la hiérarchie de l’Église orthodoxe russe car il s’agit de personnes qui, pour employer un terme juridique, sont ses employés. Et la hiérarchie doit avant tout se préoccuper d’eux, d’assurer un statut social à ses employés et leur offrir les droits qui n’ont toujours pas été définis jusqu’à présent.
– Le métropolite Hilarion : En ce qui concerne l’Église, elle a son propre système, qui diffère sensiblement du système en vigueur dans vos établissements. Vous dites qu’au Service fédéral d’application des peines, un an de travail équivaut à quatre ans d’ancienneté. En d’autres termes, un employé peut prendre sa retraite à quarante ans après avoir travaillé dix ou quinze ans. Mais si nous disons à un prêtre : « Tu travailleras quinze ans et ensuite tu prendras ta retraite », il ne voudra jamais car tous nos prêtres et tous nos évêques rêvent d’exercer jusqu’à la fin de leurs jours et de mourir à l’autel. Cette simple illustration montre que certaines lois qui s’appliquent à la vie ordinaire ne fonctionnent pas chez nous. Nous avons un système de décorations ecclésiastiques : les prêtres reçoivent le kamélaukion, une croix décorée de pierres précieuses, une mitre… Mais cela ne compense nullement le labeur du prêtre, qui suit les détenus d’année en année, voire de décennie en décennie. Il n’y a pas de récompense qui compenserait son travail. Nous disons toujours que celui qui donne sa vie pour ses amis (Jn 15, 13) recevra de Dieu sa récompense dans la vie à venir.
– A. M. Velitchko : Oui, évidemment. Mais en ce qui concerne la couverture sociale des clercs qui travaillent dans nos établissements, j’aimerais faire entendre un point de vue un peu différent. Aujourd’hui, les prêtres visitent nos établissements par obéissance à leur évêque, tout en continuant à assurer leurs obligations paroissiales habituelles. Ils se mettent en quatre, mais pourquoi donc autant d’obédiences, s’ils sont physiquement incapables de les remplir ? Il faudrait commencer par déterminer les priorités. Et ensuite déterminer où porter le coup principal, quelle charge et quels moyen sont nécessaires au prêtre.
– Le métropolite Hilarion : En principe, je suis votre analyse, mais je pense que ce thème doit faire l’objet de pourparlers avec vos établissements. Il faut comprendre où se termine notre responsabilité et où commence la vôtre. D’une part, je pense qu’il n’est pas bon qu’un prêtre, par exemple, se transforme uniquement en employé des prisons, qu’il reçoive un salaire des institutions pénitentiaires. Dans ce cas, il n’aura plus d’autorité au sein de ses fidèles qui sont les détenus. Il doit venir de son propre mouvement, il doit porter au gens la lumière de la foi au Christ, leur apporter la joie et les gens doivent comprendre qu’il vient à eux au nom de l’amour divin et non pas pour recevoir un salaire.
– A. M. Velitchko : Entièrement d’accord avec vous.
– Le métropolite Hilarion : Naturellement, l’évêque doit stimuler ces prêtres. Ce ne doit pas être perçu comme un loisir : « Termine ton travail à la paroisse et s’il te reste du temps, va faire un tour à la prison ». En ce sens, nous devons avoir des aumôniers de prison, c’est-à-dire des prêtres qui auront pour obédience principale la pastorale des prisonniers.
– A. M. Velitchko : Monseigneur, permettez-moi d’aborder une autre perspective qui n’est pas des plus agréables. Comme le montrent les statistiques, près de 76% des hommes (ils sont tout de même majoritaires derrière les barreaux) disent appartenir à l’Église orthodoxe russe. Mais ils sont responsables de la moitié des crimes durant l’année suivant leur libération, de 30% l’année suivant leur libération et de 15% la troisième année. La tendance baisse donc. Néanmoins, je sais par les prêtres que j’ai rencontrés que même leurs assistants issus des détenus, ceux qui les aidaient à soutenir spirituellement le reste des prisonniers rechutent à la sortie.
– Le métropolite Hilarion : Nous ne pouvons pas accuser le manque de pastorale. Lorsque quelqu’un arrive en prison, c’est parce qu’il est descendu à un niveau d’extrême amoralité : le crime, c’est la dernière étape d’un long développement de la personnalité humaine, lorsque la personnalité se développe du mauvais côté. Le monde du crime dans lequel arrive celui qui a enfreint la loi ressemble à un trou noir : il aspire les gens, et il très difficile de s’en extirper. Revenons à l’idée même des établissements correctionnels : il faut dire clairement qu’ils ne remplissent pas leur fonction correctionnelle. Les gens ne se corrigent pas en prison. Bien plus : beaucoup de jeunes gens et même d’adolescents qui accomplissent leur premier crime par imprudence, par bêtise, par un concours malheureux de circonstances se retrouvent en milieu carcéral et après quelques années de prison et de contact avec le monde du crime deviennent des criminels bien trempés : ils intègrent le code suivant lequel vit le monde du crime, la langue dans laquelle il s’exprime. Et les médias ne leur ont pas donné d’antidote en leur temps, car les médias transforment les criminels en héros. L’Église travaille naturellement contre cette tendance. Nous venons voir les détenus pour les aider à se tirer de ces filets, mais ces filets les tiennent fermement. Malheureusement l’influence de l’Église n’est pas toujours suffisante.
– A. M. Velitchko : Malheureusement, je suis forcé de vous approuver. Quelques précisions sur une de vos thèses : les jeunes gens qui se retrouvent dans nos établissements correctionnels n’ont pas besoin d’apprendre la langue du monde criminel, ils apportent la leur, ils connaissent déjà parfaitement le « fénia » en liberté, ils savent déjà parfaitement (…) comment survivre. Il est essentiel qu’ils n’intègrent pas seulement une série de matières scolaires qui permettraient de transformer un sauvage en un être humain ou quelque chose d’approchant, mais avant tout il faut leur donner de l’espoir. Les plus jeunes ne comprennent encore rien à la vie. La vie leur semble éternelle. Comme vous le dites si bien, on a grand tort d’héroïser certains actes. Ils ont le maximalisme de la jeunesse, mais en même temps la vulnérabilité des âmes pas encore endurcies devant le mal qu’elles rencontrent.
– Le métropolite Hilarion : En venant en prison, le prêtre a pour objectif d’y apporter l’espoir, de donner aux détenus une chance de se corriger. Dans l’Église fonctionne le mécanisme de la confession. Je parle de « mécanisme » car, et malheureusement cela ne concerne pas seulement le monde carcéral mais également notre terrain pastoral habituel, les gens reviennent à la confession toujours avec les mêmes péchés. On se confesse de ses péchés, le prêtre donne quelques indications, remet les péchés et une semaine ou un mois plus tard la personne revient et s’accuse des mêmes fautes et cela se reproduit d’année en année. Qu’est ce que cela signifie ? Je comparerais cela avec une maladie somatique : on vient voir le docteur pour se plaindre d’une maladie, le médecin soigne d’une façon ou d’une autre avec plus ou moins de succès, mais la maladie reste. Les gens guérissent rarement complètement d’une maladie chronique. Malheureusement, les phénomènes que nous observons dans le monde criminel, ce sont justement des maladies profondément enracinées, ou même de multiples maladies dont souffre la même personne. Nous essayons de les soigner à notre manière, vous à la vôtre, mais ces maladies restent, la récidive est fréquente et, naturellement, plus la personne est longtemps en contact avec le milieu du crime, plus les « notions » de ce milieu s’enracinent en elle, plus fortement les affections dont il est atteint se soudent avec lui, elles font partie de sa chair et de son sang. C’est pourquoi, malheureusement, lorsque ce type de personne sort en liberté, elle a du mal à se réintégrer à la société normale, elle a du mal à parler la langue des gens normaux et se trouve rapidement des gens qui lui ressemblent. Nous devons aider les gens sortis de prison à ne pas y retourner, les aider à se socialiser, à se réinsérer. Nous devons aussi faire de la prévention, c’est-à-dire travailler avec les gens en liberté pour qu’ils n’en viennent pas au crime. C’est notre tâche commune, la tâche de toute la société. L’Église participe naturellement à la résolution de cette tâche, mais elle ne peut y parvenir uniquement par ses propres forces.