Fin décembre 2020, l’évêque Irénée de Bača, hiérarque de l’Église orthodoxe serbe, a donné une interview au journal « Petchat » (Serbie). Il a, notamment, évoqué les répercussions des démarches du patriarche de Constantinople en Ukraine sur l’unité des orthodoxes, et le danger que représentent les décisions anticanoniques de Constantinople pour la conciliarité dans l’Église. Une traduction de plusieurs passages de cette interview est proposée ci-dessous à nos lecteurs.

  • La situation de l’Église orthodoxe serbe a toujours été difficile. Elle a sans cesse eu à surmonter des difficultés et des épreuves terrestres et spirituelles. Ceux qui s’inquiètent depuis longtemps de l’avenir de l’Orthodoxie parlent souvent de l’introduction du néopapisme, défendue par le Patriarcat de Constantinople et par le patriarche Bartholomée. La position de l’Église orthodoxe serbe sur le schisme en Ukraine s’appuie sur la Tradition canonique. L’Église orthodoxe russe, par conséquent, apprécie hautement cet attachement de l’Église orthodoxe serbe et du défunt patriarche Irénée aux principes. Néanmoins, les Églises locales hellénophones (pas toutes, cependant), y compris celle de Chypre, partagent, depuis une date récente, la position du patriarche Bartholomée de Constantinople qui, c’est le moins qu’on puisse dire, pose pourtant problème. Selon vous, comment les évènements qui ont causé un si profond bouleversement dans le monde orthodoxe pourraient-ils évoluer ?
  • Le problème du « néopapisme », que vous avez mentionné, existe malheureusement. Nous avons assisté à l’évolution suivante : le Patriarcat de Constantinople, qui est l’Église-mère de l’Église orthodoxe serbe, c’est un fait que nous n’avons pas le droit d’oublier et que nous n’oublierons jamais, a commis une ingérence anticanonique dans la juridiction de l’Église orthodoxe russe, « réhabilitant » des communautés schismatiques en Ukraine. Malheureusement, elle n’a pas mis fin au schisme en Ukraine, elle ne l’a pas affaibli, au contraire : le schisme s’est aggravé, il se poursuit. Les schismes qui existaient jusqu’à une date récente en Ukraine ont essaimé vers le reste du monde orthodoxe. La communion canonique et liturgique entre le Patriarcat de Moscou et le Patriarcat de Constantinople a été rompue. Elle l’est aussi entre l’Église russe et ceux des primats et des évêques de différentes Églises qui ont reconnu le schismatique impénitent Épiphane – ou plus exactement le citoyen Doumenko – comme le métropolite de Kiev et le primat autocéphale (!) légitime de l’Église en Ukraine, où est pourtant toujours en exercice le métropolite Onuphre de Kiev et de toute l’Ukraine, qui fait autorité et est reconnu de toutes les Églises orthodoxes locales. Il a pour lui une centaine d’évêques canoniques, plus de quinze mille prêtres et des dizaines de millions de fidèles. La reconnaissance non collégiale et unilatérale de groupes schismatiques n’a pas seulement provoqué un schisme entre les Églises : elle a aussi créé des divisions et des dissensions à l’intérieur des Églises, ce dont témoignent les débats entre évêques et théologiens en Grèce et à Chypre.

Dans ce chaos spirituel et canonique, l’Église orthodoxe serbe, comme vous l’avez justement dit, s’est attachée à rester inéluctablement fidèle à l’ordre canonique multiséculaire de l’Église orthodoxe, dont personne n’a le droit de jouer. Le fait que certaines personnes interprètent cette position comme l’union des uns contre les autres est un problème qui touche à leur conscience et à leur compréhension propre de l’Église. Nous ne sommes contre personne, nous ne sommes surtout pas contre le glorieux Patriarcat de Constantinople martyr, qui a accordé à notre Église le statut d’autocéphalie en 1219, discernant en saint Sabas un homme digne d’être le premier archevêque autocéphale serbe. Cependant, nous sommes contre les mesures qui menacent l’unité de l’orthodoxie face aux catholiques romains et aux hétérodoxes en général.

Il est difficile de prévoir comment la situation évoluera, mais, en partant de précédents similaires dans l’histoire de l’Église, nous espérons que cette crise sera surmontée dans un avenir suffisamment proche. Dieu veuille que ce soit le plus vite possible !

  • Au Concile de Crète, vous vous étiez déjà prononcé contre les tentatives d’introduire dans l’orthodoxie une sorte de « pape oriental ». Vous avez même publié un texte critique à ce sujet. Quelle ecclésiologie permettrait, selon vous, d’éviter les tentations de centralisation ou d’anarchie de nos jours ?
  • Je pourrais si bien développer ma réponse à cette brève question, qu’elle occuperait tout un numéro du journal « Petchat ». Et si l’on recueillait tout ce qui a été écrit à ce sujet, on n’en ferait pas simplement un livre, mais plusieurs tomes. Je me contenterai ici de résumer le principal.

En quoi consiste la différence essentielle entre l’ecclésiologie orthodoxe et l’ecclésiologie catholique romaine, bien que toutes les deux reconnaissent l’existence d’une primauté dans l’Église ? L’Église catholique considère la primauté de l’évêque de Rome, du pape, comme une primauté d’autorité. Il détient l’autorité suprême s’agissant de prendre des décisions concernant l’ensemble de l’Église. Le pape est au-dessus du concile des évêques. Même si tous les évêques catholiques romains se rassemblaient et prenaient une décision, le pape aurait, par principe, le droit d’y apposer son veto et de prendre la décision qui lui agrée. On peut se représenter l’Église catholique comme une structure pyramidale, à la base de laquelle se trouvent les fidèles, surmontés des prêtres, que surmontent à leur tour les évêques, le pape étant au sommet de cette pyramide. Cette structure s’exprime bien dans la fameuse locution latine : « Roma locuta, causa finita » (Rome a parlé, la cause est entendue). A vrai dire, cette organisation pyramidale s’est considérablement relâchée, sans avoir été supprimée, depuis le Concile Vatican II (1961-1965), lequel a reconnu l’autorité de la doctrine de la Sainte Écriture et des Pères de l’Église, principalement conservée dans l’orthodoxie. On reconnait désormais que l’Église se compose du peuple de Dieu, embrassant tous ses membres sans distinction : évêques, prêtres, moines, fidèles…

L’Église orthodoxe, contrairement à l’Église catholique, ne ressemble pas à une pyramide. L’image de la maison lui conviendrait mieux : un grand immeuble composé de multiples appartements, où vivent quantité d’habitants, chacun remplissant une fonction. Les évêques y ont un ministère particulièrement important. Ils prennent collégialement les décisions qui concernent toute l’Église ; aucun des évêques, même celui qui préside, n’est au-dessus du concile. Les décisions sont prises soit à l’unanimité, soit à la majorité des voix. Le président n’a pas de droit de veto, son opinion peut se trouver minoritaire, sans que cela atteigne à sa dignité de premier des évêques. Sa primauté n’est pas une primauté d’autorité, mais une primauté d’honneur. Il est le premier, mais il n’est pas premier en dehors ou au-dessus du concile : il est le premier au concile, le « premier entre égaux » (primus inter pares), nullement un premier sans égaux (primus sine paribus), à quoi prétend depuis des siècles l’évêque de « la vieille » Rome, et, depuis peu, l’évêque de la « Nouvelle Rome », c’est-à-dire Constantinople, aujourd’hui Istanbul.

Ces prétentions n’ont pas leur place dans la conception orthodoxe de la nature et de l’organisation de l’Église. Selon le 28e canon du Quatrième concile œcuménique, l’évêque de la Nouvelle Rome a reçu la « primauté d’honneur » dont disposait déjà l’évêque de Rome dans l’Église alors indivise. Cependant, dans les dyptiques, il occupait la seconde place, après l’évêque de Rome, la primauté romaine d’honneur étant plus ancienne et remontant à l’époque apostolique. Le canon n’accorde à aucun d’eux une primauté d’autorité, une notion absente des canons. Bref, l’Église a une direction collégiale, elle n’est pas une monarchie. Les rapports entre les évêques premiers d’honneur et le concile épiscopal se distinguent par leur dynamisme, ils fonctionnent selon l’ordre établi par le 34e canon apostolique : ni le primat ne peut prendre de décision unilatéralement, sans le concile ; ni le concile ne peut, sans le premier évêque, prendre de décisions. L’équilibre divino-humain et l’harmonie sont propres non seulement à la Personne du Christ, mais à Son Corps, l’Église de Dieu. Ma réponse à votre question, définitive, quoique modeste, sera : la seule voie possible, pour l’Arche historique qui s’appelle l’Église, est la conciliarité, unique voie entre le Scylla de la centralisation et le Charybde de l’anarchie.

  • Le schisme et le relâchement de l’unité ecclésiale qu’il a causé ont porté un coup terrible à l’orthodoxie au niveau mondial, avec l’intervention de puissances étrangères, principalement occidentales. Depuis la création de la soi-disant « église orthodoxe d’Ukraine », rien n’empêche l’apparition de nouvelles églises non canoniques indépendantes. Ces processus menacent l’Église orthodoxe serbe, notamment son archevêché d’Okhrid et sa métropole du Monténégro et du Littoral. Peut-on dire que le danger qui menaçait la métropole du Monténégro et du Littoral est passé, et que nous pouvons être tranquille sur l’avenir ?
  • Les circonstances sont telles que « la langue diplomatique » et les euphémismes ne servent plus à grand chose. Certes, il serait mieux et plus élégant de recourir à des formules plus fines, cependant, elles sont perdu leur sens face à une diplomatie de buldozer. L’exemple suivant illustrera bien la situation. Le président du Synode d’une des principales Églises orthodoxes locales, de même que la majorité de son épiscopat, de son clergé, de ses moines et de ses fidèles, ne s’est pas montré enthousiaste des décisions prises par son Église-mère, le Patriarcat de Cosntantinople, sur la crise en Ukraine, notamment celles qui ont conduit à chercher à soi-disant surmonter le schisme et à rétablir l’unité dans cette Église. Il en serait encore ainsi, après le long silence de l’archevêque respecté, si M. Brownback, ambassadeur des États-Unis, n’était pas tout à coup entré en scène. Il est chargé de veiller au respect des libertés religieuses non seulement dans son pays, mais sur d’autres méridiens (Sam Brownback est chargé des libertés religieuses au sein du Département d’état américain depuis 2018, ndt). Après sept ou huit visites à l’archevêques, après plusieurs entretiens avec lui, dont le sujet était probablement la théologie et, plus particulièrement, le droit canon, la position de l’archevêque et du synode connaît une « révolution copernicienne ». Le résultat en a été la reconnaissance formelle immédiate de la structure schismatique en Ukraine comme véritable Église, malgré l’avis contraire de nombreux canonistes et théologiens reconnus de cette Église !

Des scènes semblables se sont jouées avec la rencontre de personnalités officielles américaines avec les primats ou les hauts représentants de quelques autres Églises. Agissant au nom de leur état, qui est véritablement grand et puissant, ces officiels s’immiscent ouvertement et publiquement dans les problèmes religieux et canoniques internes de certaines Églises orthodoxes locales, bien que ces démarches ne correspondent ni à l’esprit, ni à la lettre de la constitution démocratique de leur propre pays. Je ne voudrais pas que mes paroles soient perçues comme une insinuation ou comme des raisonnements infondés. Je ne veux pas distribuer d’indulgences à ces responsables de l’Église qui, à mon avis, ne se montrent justement pas suffisamment responsables face aux dangers et aux tentations relevant de la problématique de l’unité ecclésiastique. Je me contente simplement de dire ce que je lis, ce que je vois et ce que j’entends. Je veux, autant que possible, servir à la vérité, sine ira et studio (sans colère, ni passion).

En ce qui concerne le statut de notre Archevêché autonome d’Okhrid et celui de notre diocèse (ou métropole) du Monténégro et du Littoral, je le crois : il restera ce qu’il est, tel que l’a défini le tomos accordé par Constantinople en 1922, ratifié par le consensus panorthodoxe. Notre Église locale a chèrement payé son unité. Nous ne devons pas oublier les souffrances et la patience de Job dont a fait preuve l’archevêque Jean d’Okhrid, ni la lutte et la patience du métropolite Amphiloque, récemment défunt, au nom de l’Église orthodoxe serbe et de sa liberté.