Répondant aux questions du correspondant de ce périodique grec, Sa Sainteté le patriarche Cyrille de Moscou et de toute la Russie a parlé des conséquences des mesures anti-canoniques prises par Constantinople pour l’Église orthodoxe ukrainienne, et de l’octroi d’un « tomos d’autocéphalie » aux schismatiques ukrainiens, mesures qui sont un véritable défi pour l’unité des orthodoxes.

– Sainteté, début janvier, le patriarche Bartholomée de Constantinople a octroyé un Tomos d’autocéphalie à l’Église orthodoxe ukrainienne. Quelle est la position du Patriarcat de Moscou depuis ?

– En Ukraine, comme en Grèce, il n’existe qu’une seule Église orthodoxe, reconnue par toutes les Églises autocéphales. Cette Église n’a pas demandé d’autocéphalie au Phanar. Bien plus, elle s’est officiellement prononcée contre. Cependant, le patriarche Bartholomée a ignoré l’opinion de l’Église canonique ukrainienne, et a donné un « tomos d’autocéphalie », non pas à l’Église, mais aux schismatiques. Du point de vue des canons, cet acte est nul. Nous ne le reconnaissons pas et ne le reconnaîtrons jamais. Les schismatiques ukrainiens restent une association privée de la grâce divine. La seule Église orthodoxe en Ukraine, dispensant les Sacrements, était et reste l’Église orthodoxe ukrainienne, dirigée par le métropolite de Kiev et de toute l’Ukraine Onuphre. Elle rassemble la majorité des fidèles orthodoxes ukrainiens.

– Depuis le début, vous aviez prévenu d’un possible schisme dans l’Orthodoxie, mais le Phanar est resté intraitable, affirmant qu’il mettait fin à l’injustice dont l’Ukraine était victime depuis sept siècles. A votre avis, quel lendemain attend la population orthodoxe de l’Ukraine, russophone et non russophone ? Le calme et le bon sens triompheront-ils ?

– Avant même l’octroi de ce prétendu tomos, le président P. Porochenko menaçait d’expulser d’Ukraine ceux qui ne voudraient pas rejoindre « l’église autocéphale ». Maintenant que cette fausse église est fondée, le Parlement s’est empressé d’adopter au plus tôt des lois discriminatoires, dirigées contre l’Église canonique. Ces lois prévoient un changement obligatoire de dénomination pour l’Église orthodoxe ukrainienne. Elles fournissent une base jurifique à la saisie de ses églises par la violence, ainsi que de ses autres biens. Les saisies d’églises, les violences contre le clergé et contre les fidèles qui défendent leurs sanctuaires, ont déjà commencé. En remettant un « tomos » à une structure schismatique, Constantinople à laissé aux autorités civiles ukrainiennes les mains libres dans leur lutte contre l’Église ukrainienne, la condamnant à des souffrances nouvelles et toujours plus grandes.

– Dans le cas de tensions et d’incidents contre le clergé et les paroisses restées fidèles au Patriarcat de Moscou, comment pourriez-vous les défendre ?

– Les souffrances des orthodoxes ukrainiens sont mon souci constant. Pour les soutenir, nous utiliserons tous les moyens dont l’Église dispose. Le premier et le principal d’entre eux est la prière et l’espérance en notre Seigneur Jésus Christ qui, nous le croyons, préservera Son Église.

Malgré les pressions collossales exercées par l’état ukrainien sur les 90 évêques de l’Église orthodoxe ukrainienne, seul un évêque diocésain et un vicaire ont rejoint le schisme. La majorité absolue des archipasteurs, des clercs et des laïcs est fidèle à leur Église et à leur primat. Ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine est une ingérence brutale de l’état dans les affaires de l’Église, une infraction évidente à la Constitution du pays et aux droits fondamentaux de l’homme. C’est étonnant pour un pays comme l’Ukraine, qui se déclare attaché aux valeurs européennes, dont l’une est le principe de séparation de l’Église et de l’état. Il serait bon d’attirer plus souvent l’attention de la communauté internationale sur cette distorsion criante entre les déclarations et la réalité.

– Vous avez eu des expressions très dures à propos du Patriarcat œcuménique, vous avez parlé des avantages financiers que le Phanar aurait retiré de la résolution de la question ukrainienne, qualifiant également le concile de réunification de « politisé », ayant visiblement en vue la présence du président de l’Ukraine, P. Porochenko. A votre avis, quels motifs et quelles causes ont incité le Patriarcat œcuménique à proclamer l’autocéphalie ?

– Personne ne met en doute le fait d’une collaboration étroite entre le Phanar et les autorités civiles sur l’autocéphalie. Il suffit de se rappeler de la signature d’une convention spéciale de collaboration et d’interaction entre le Patriarcat de Constantinople et l’Ukraine, le 3 novembre dernier. La présence du président de l’Ukraine au présidium du « concile de réunification », que vous avez mentionnée, n’est qu’un exemple parmi d’autres. Nous voyons le président en exercice visiter les églises schismatiques le « tomos » à la main, et on comprend pourquoi, à la veille des élections présidentielles, il s’est tant dépêché de l’obtenir. Quant aux raisons qui ont incité le patriarche Bartholomée à proclamer cette prétendue autocéphalie, je ne souhaiterais pas en parler. Indépendamment de ces causes, il est déjà évident pour tous que cette « autocéphalie » n’a pas amené le rétablissement de l’unité des orthodoxes en Ukraine, mais constitue une menace pour l’intégrité de l’Orthodoxie dans le monde.

– Les primats de toutes les Églises orthodoxes devront prochainement formuler leur opinion et s’exprimer officiellement, disant s’ils reconnaissent ou non la nouvelle Église d’Ukraine. Comment évaluez-vous la situation, comment peut-elle évoluer ?

– Jusqu’à présent, aucune Église orthodoxe locale n’a reconnue la nouvelle structure schismatique en Ukraine. Je tiens à remarquer que, dans la situation actuelle, il ne s’agit pas de soutenir Moscou ou Constantinople. La question se pose autrement : reconnaissons-nous ou non les pleins pouvoirs exclusifs d’une Église locale sur toutes les autres Églises orthodoxes ? Reconnaissons-nous lui le droit de décréter d’un trait de plume que des schismatiques sont canoniques, et qu’une Église locale reconnue de tous n’existe pas ? Nous sommes confrontés à une tentative d’imposer à l’Église orthodoxe une ecclésiologie étrangère. Je ne pense pas que les Églises locales l’accepteront.

– En remettant le tomos d’autocéphalie à la nouvelle structure ecclésiale, le patriarche Bartholomée a, dans les faits, ignoré l’existence de l’Église orthodoxe ukrainienne, la plus importante numériquement, et reconnue par toutes les Églises locales. Comment sa position a-t-elle changé dans le pays, alors que le Phanar et les autorités ukrainiennes s’obstinent à « ne pas remarquer » son existence ?

– Du point de vue canonique, la position de l’Église orthodoxe ukrainienne n’a nullement changé. Elle était l’unique Église canonique d’Ukraine et elle le reste. Cependant, sa situation juridique a brusquement empiré. Les lois discriminatoires adoptées par le Parlement du pays, dont j’ai parlé plus haut, condamnent aux persécutions ceux qui restent fidèles à l’Orthodoxie canonique.

Malgré les efforts et les pressions des autorités ukrainiennes, les clercs et les fidèles de l’Église orthodoxe ukrainienne ont démontré leur fidélité à leur Église : en dehors de quelques prêtres et de deux évêques qui sont passés au schisme, le clergé est resté aux côtés de Sa Béatitude le métropolite Onuphre.

Certes, les fidèles continuent à être poursuivis en Ukraine, mais le droit n’est pas du côté des persécuteurs : les paroisses de l’Église orthodoxe ukrainienne ont déjà gagné des procès sur l’appartenance des églises, des centaines de milliers de personnes marchent en procession. 250 000 fidèles de l’Église orthodoxe ukrainienne ont participé à la procession du 1030e anniversaire du Baptême de la Russie ; la procession analogue de 2017 a rassemblé 100 000 personnes. Cela veut dire que les fidèles ne remarquent pas et ignorent les mesures prises par les autorités, obsédées par l’idée de la fondation d’une « église » nationale.

–  Sainteté, vous avez récemment fêté le 10e anniversaire de votre intronisation au siège patriarcal. Durant la période écoulée, avez-vous réussi à mettre en œuvre ce que vous espériez faire lorsque vous avez pris la direction de l’Église orthodoxe russe ? Quels évènements de la décennie écoulée ont été les plus importants pour vous ?

– Lorsque je n’étais encore que locum-tenens et que je priais le Seigneur, je ne Lui ai pas demandé une seule fois de me faire devenir patriarche, mais que la volonté divine soit manifestée dans cette élection. Ayant été témoin du ministère des précédents patriarches, j’avais pu clairement me rendre compte que ce ministère était, avant tout, une lourde croix. A présent, je m’en suis convaincu de ma propre expérience, mais j’estime qu’il est de mon devoir de porter cette croix, tant que j’en aurais la force.

Ces dix années ont été marquées par des changements très importants dans la vie de l’Église et de l’ensemble de la société russe. Il est difficile de mettre en évidence des évènements concrets pour dire que ce sont précisément eux qui ont eu le plus d’importance. L’essentiel, c’est que je vois changer le regard des gens sur l’Église. Les athéistes, qui espéraient la voir reléguer dans un ghetto, ont échoué, l’Église continue à renaître sous nos yeux. Aucune circonstance extérieure ne saurait détruire l’Église, car « les portes de l’enfer ne prévaudront pas sur elle » (Mt 16,18). Je m’en suis convaincu personnellement, d’après l’expérience de toute ma vie.

Le fonctionnement de l’Église a aussi beaucoup changé. Cela concerne, en premier lieu, la vie paroissiale : l’office divin reste toujours, naturellement, au centre, mais les paroisses se consacrent aussi au ministère social, travaillent avec la jeunesse, effectue un travail de formation. Le nombre des diocèses a considérablement augmenté, ainsi que celui des évêques diocésains. Plus il y a de diocèses, plus l’épiscopat est proche des réalités, du peuple. Je veux croire que les graines semées durant cette décennie donneront de bons fruits durant les années à venir.

Traditionnellement, les Grecs entretenaient et continuent à entretenir des liens fraternels étroits avec les Russes. Quel message adresseriez-vous aux Grecs orthodoxes ?

– Je suis souvent allé en Grèce, et j’ai toujours ressenti que je n’arrivais pas chez des étrangers, mais chez des frères. Nos peuples, depuis des siècles, sont liés et unis spirituellement. Je crois que de bonnes relations fraternelles entre nos Églises permettront, grâce aux efforts conjugués, de surmonter la division tragique qui a touché notre famille orthodoxe commune. Que le Seigneur, par les prières de nos saints communs, garde nos Églises et nos peuples dans la paix et dans la concorde.