Dans une interview au quotidien « Politika », le patriarche Irénée de Serbie a parlé, notamment, de la réaction de l’Église orthodoxe serbe à l’octroi du « tomos » d’autocéphalie à la nouvelle structure ecclésiale en Ukraine, du dialogue interchrétien, ainsi que des principaux défis auxquels est confrontée la Serbie aujourd’hui.

Comment le grand jubilé de l’Église orthodoxe serbe sera-t-il commémoré : connaît-on déjà qui, parmi les patriarches orthodoxes, sera présent à la commémoration centrale au début du mois d’octobre ?

– L’importance et le caractère du jubilé conditionnent aussi le mode de sa commémoration. En premier lieu, les huit siècles depuis l’octroi de l’autocéphalie à l’Église serbe seront célébrés de façon chrétienne et dans la prière. En recevant le titre d’archevêque de toute la terre de Serbie et du Littoral, saint Sava a commencé son ministère archipastoral dans la maison du Sauveur, au monastère de Ziča. Dans ce saint lieu qui est notre premier siège ecclésial, les hiérarques serbes, notre sainte assemblée épiscopale, au début du mois d’octobre, se réuniront autour de l’autel de Dieu, afin que ce grand anniversaire soit fêté par la Serbie terrestre et la Serbie céleste, avec à leur tête saint Sava et tous les saints de notre peuple. Nous célébrerons l’office divin ensuite au Patriarcat de Peć, notre siège ancien et historique. Les commémorations ont déjà commencé à notre Faculté de théologie qui, le mois passé, a organisé un symposium scientifique international dédié à l’indépendance et à la contribution huit fois centenaire de l’Église orthodoxe serbe à l’histoire, la théologie et à la culture du peuple serbe. De nombreuses expositions, concerts, séances solennelles, tant dans la capitale que dans les diocèses de l’Église orthodoxe serbe dans le pays et dans la diaspora, sont prévus. Je profite de cette occasion pour adresser mes vœux à tout le monde serbe à l’occasion de ce merveilleux et grand jubilé, que tout Serbe et toute Serbe doit ressentir comme une fête.

– L’une des questions les plus sérieuses auxquelles est confronté notre État, mais également l’Église orthodoxe serbe, est la question du Kosovo et de la Métochie. La sainte assemblée des évêques de l’Église orthodoxe serbe, au début du mois de novembre, a réaffirmé qu’à aucun prix on ne peut remettre en question la pleine souveraineté et l’intégrité de la Serbie au Kosovo et en Métochie. Entre-temps, des problèmes sont survenus avec l’introduction d’une taxe de 100% sur les produits serbes [vendus au Kosovo, ndt], la déclaration de suppression de la frontière entre l’Albanie et le Kosovo et la Métochie. Que pensez-vous de ces toutes récentes pressions qui, indubitablement, se renforcent,  sur notre peuple et sur notre État?

– Le renforcement de ces pressions extérieures doit mener vers une unité plus forte du peuple et de l’État dans la défense des droits souverains et de l’intégrité de l’état. Cette unité ne devrait pas être détruite par des conflits internes. Les problèmes sociaux et le mécontentement, qui existent dans certaines couches de la société, ne doivent pas déchirer l’âme nationale, en tenant particulièrement compte de la création simultanée d’une armée albanaise, et des empêchements qui sont créés à l’approvisionnement aux institutions serbes, hôpitaux, écoles et autres au Kosovo et en Métochie. J’ai suivi avec grande préoccupation les récentes manifestations dans les rues de Banja Luka. Ceux qui ne souhaitent pas de bien à la République serbe de Bosnie et au peuple serbe, en étaient satisfaits. Je ne vois pas qu’il y ait une utilité pour le peuple dans les incitations à de telles protestations à Belgrade et dans toute la Serbie. Qu’on le veuille ou non, ces processus sont liés. L’État et les organes de l’État, particulièrement ceux qui par leur haut niveau d’instruction et de connaissances doivent être un modèle pour tous, ont l’obligation de s’engager plus dans l’installation d’une atmosphère démocratique, dans la paix et la coopération dans la société, pour résoudre les problèmes de toutes les couches de la population. De même que la République serbe de Bosnie a été établie avec la garantie des puissances mondiales, je prie Dieu et j’espère que l’heure viendra où les dirigeants de ces États accepteront que le peuple serbe ne renoncera jamais au Kosovo et à la Métochie, son propre pays, et qu’avec la Russie, notre alliée et protectrice, les dirigeants de notre État et les représentants des Albanais se mettront d’accord sur une solution qui permettra aux deux peuples de continuer à vivre en paix.

– Quels rapports vous parviennent-ils du Kosovo et de la Métochie, de notre clergé et de nos moines, du diocèse de Ras-Prizren ? Quelle est leur vie quotidienne et leur lutte pour préserver nos lieux saints ?

– Chaque fois que je le peux, je séjourne au Kosovo et en Métochie, car le siège de l’Église orthodoxe se trouve au Patriarcat de Peć, et ce monastère est stavropégique, sous la compétence directe du patriarche. J’y entends et vois ce qui se passe avec nos gens, au nord et au sud du fleuve Ibar. La majorité de notre peuple dans les autres parties de la Serbie, comme partout dans le monde où il vit librement, comprend difficilement que le peuple et le clergé au Kosovo vivent constamment dans la crainte du lendemain, de la sécurité des enfants, de leurs maisons, des lieux saints… Le peuple qui vit là-bas, s’est malheureusement accoutumé à tout cela, car il en est ainsi au Kosovo et en Métochie depuis l’esclavage du temps de la domination ottomane, qui engageait des tribus montagnardes pour assassiner les chrétiens asservis. La tyrannie a continué durant les deux guerres mondiales. Les problèmes ont été dissimulés pendant la domination d’un demi-siècle des communistes yougoslaves. En témoigne le vaste livre du patriarche Paul, de bienheureuse mémoire, sous le titre « Rapports du Kosovo et Métochie crucifié », chronique de la violence continuelle et de la persécution des Serbes au temps de la Yougoslavie titiste. Mais la responsabilité est nôtre, serbe. Nous nous sommes éloignés de Dieu, de l’Église, de la serbité. Nous nous sommes éloignés de nous-mêmes. Pour nous tous, c’était le cas, et il l’est encore aujourd’hui, tout nous était plus important que la serbité et l’orthodoxie. Dieu laisse toujours l’occasion et nous appelle de différentes façons à nous repentir et nous corriger : que nous soyons les seuls à défendre notre peuple et ses lieux saints au Kosovo et en Métochie. Le plus important est que nous ne soyons pas pusillanimes, que nous ne rendions pas à l’avance. En fin de compte, c’est le Seigneur Dieu qui est le maître de l’histoire. Soyons fidèles à Dieu et à l’Église, à saint Sava, au saint tsar Lazare, et Dieu ne nous oubliera pas, ni nous, ni notre Kosovo, ni notre Métochie !

– Le récent octroi du tomos d’autocéphalie à l’Église orthodoxe nouvellement constituée en Ukraine, signé par le patriarche œcuménique Bartholomée, est une grande épreuve pour le monde orthodoxe. L’Église orthodoxe serbe, à nombre de reprises, a déclaré que les décisions prises [par Constantinople] au sujet « de la question ukrainienne » constituent une violation de l’ordre canonique. À quel point le danger est-il réel que la question des structures ecclésiales non-canoniques et non-reconnues, avant tout en Macédoine, et peut-être au Monténégro, soient résolues de la même façon  et quelle est la position de l’Église orthodoxe de Serbie à l’égard de ces structures dans les deux États voisins ?

– Vous avez justement remarqué que notre Église a réagi en temps utile et a mentionné la violation des saints canons. Je ressens le devoir de répéter que nous ne sommes ni contre les Grecs, ni contre les Russes, ni pour les Grecs, ni pour les Russes. L’Église serbe se prononce exclusivement pour le respect des saints canons et de l’ordre séculaire établi par ceux-ci, ce qui signifie simplement que nous sommes pour les uns et pour les autres. Il est également évident que nous sommes pour les Russes et l’Église orthodoxe russe, nos frères et sœurs par le sang, qui nous aident depuis des siècles dans des circonstances difficiles. Mais, de même, nous sommes pour notre Église-mère, le Patriarcat de Constantinople qui nous a donné l’indépendance depuis huit siècles. Depuis lors, comme les autres Églises autocéphales, y compris celle de Constantinople, nous sommes égaux en droits. Le patriarche de notre Église-mère est le premier parmi les égaux. L’Église serbe, et je pense que les autres Églises orthodoxes aussi, n’accepteront pas une sorte de pape orthodoxe. Si elles le faisaient, elles cesseraient d’être orthodoxes. L’Église serbe n’accepte pas, ni n’acceptera la légalisation du schisme en Ukraine comme une situation légale, et elle ne l’acceptera pas sur son territoire canonique dans la mesure où de telles ambitions s’y manifestent. Ce que Constantinople a fait à Kiev, la mère des villes russes, est un acte nul. L’Ukraine a son Église canonique, qui a son primat légal, le métropolite Onuphre. Nous n’en connaissons pas d’autres, ni n’en connaîtrons. On sait au Phanar que l’Église autonome de l’archevêché d’Ohrid se trouve sous l’égide de l’Église orthodoxe serbe et a pour primat l’archevêque Jean. Du point de vue des canons, de la possibilité de salut des fidèles, de l’accomplissement des saints mystères, il n’y a aucun problème pour personne. Que l’on se considère comme Serbe, Macédonien, Macédonien du nord, Bulgare, Rom, Grec, c’est la même chose. Tous peuvent s’approcher du calice du salut. Aussi, je ne vois pas qu’il existe quelque excuse à l’intrusion sur le territoire canonique de l’Église serbe. Ce serait une sorte de version pseudo-spirituelle de l’opération de l’OTAN « Ange miséricordieux » [c’est le nom opératif que l’OTAN avait donné à ses bombardements de la Serbie, ndt]. Au Monténégro, tout est clair. Il s’agit d’un autre État, ce qui ne constitue pas un problème pour nous. Mais tous les fidèles orthodoxes dans ce pays appartiennent à l’Église orthodoxe serbe et, à l’exception d’un certain nombre de Russes qui développent les affaires au Monténégro et promeuvent ainsi l’État, presque tous sont serbes. Qui aurait quelque chose à demander là-bas ?

– Quelles sont les relations avec les autres Églises chrétiennes, avant tout l’Église catholique-romaine et le Vatican ? À quel point la diplomatie ecclésiastique peut-elle aider à la prise de conscience parmi les États européens de l’importance du Kosovo et de la Métochie pour notre Église et notre peuple ?

– Les relations avec l’Église catholique-romaine s’exercent à différents niveaux. Au niveau des paroisses, des villes et villages, je pense particulièrement à la région de Bačka et du Banat, où nos frères catholiques-romains sont plus nombreux, nous nous efforçons que rien ne leur fasse défaut dans la vie ecclésiastique et aussi sociale. Qu’ils n’éprouvent aucune gêne en quoi que ce soit, qu’ils perçoivent la Serbie comme leur propre pays. C’est la position de nos évêques dans ces diocèses, de nos prêtres, et telle est la position de notre État. Nous nous efforçons de corriger ce en quoi, dans ce domaine, nous n’avons pas réussi, et en quoi nos concitoyens catholiques-romains ne se sentent pas à l’aise. Personnellement, je serais très heureux si la direction de l’Église catholique-romaine en Croatie et en Bosnie-Herzégovine avait une telle attitude. Il y a des signes encourageants en Croatie, où il y a de nouveaux courants, et la situation s’améliore. Nos gens se découragent parfois, alors que différentes agitations pro-oustachies, la falsification de l’histoire, notamment des souffrances à Jasenovac et autres, ont lieu sur les espaces de l’Église catholique-romaine à Zagreb et d’autres endroits. Mais notre Église en République de Croatie, ses jeunes évêques et prêtres, prie pour le bien et œuvre pour le bien de tous et que tout s’améliore pour tous. Je prie Dieu pour que leurs prières et leur œuvre, de même que les prières des frères catholiques-romains, apportent le bien à tous dans cet État. Les relations de l’Église orthodoxe serbe avec le Vatican et le Saint-Siège ont été renforcées par le dialogue qui se déroule à nombre de niveaux : par les rencontres, les discussions et l’échanges d’opinion des organismes synodaux avec les secrétaires d’État et les officiels du Vatican, par la participation des représentants de l’Église serbe dans la commission mixte pour le dialogue entre les deux Églises : au niveau académique par la coopération de la Faculté de théologie avec l’université du Latran, par la recherche scientifique et la coopération de la bibliothèque patriarcale avec les archives du Vatican. En général, il y a des choses sur lesquelles nous sommes d’accord, mais il y en a d’autres pour lesquelles ce n’est pas le cas. Personnellement, j’estime beaucoup la décision du pape François de rejeter l’uniatisme, et particulièrement son approche de la question du rôle du cardinal Stepinac, ce en quoi je lui suis personnellement reconnaissant. Nous devons apprécier aussi la position du Vatican, qui n’a pas reconnu le pseudo-État du Kosovo.

– Comment voyez-vous la place et le rôle de l’Église orthodoxe serbe dans la société serbe actuelle ? Où a-t-elle apporté une contribution significative à la société et où pourrait-elle renforcer son rôle ?

– À une question aussi importante et complexe, la réponse pourrait être élargie à toute notre discussion d’aujourd’hui. Aussi, je m’efforcerai de montrer par quelques brefs exemples, quelle doit être la place de l’Église dans la société, du point de vue du patriarche serbe. C’est avec cette idée que j’ai commencé la discussion de ce jour avec vous, en disant que « Politika » avec ses collaborateurs baptisés  est une partie de l’héritage spirituel et culturel de saint Sava, ce qui signifie une partie de l’Église. Ou bien, il y a un certain temps, un journaliste de Zagreb, catholique-romain, sincère et je dirais un homme honnête, m’a demandé : « pourquoi dans les institutions et entreprises procède-t-on à la cérémonie de la ‘slava’ (fête patronale de la famille ou d’une institution, ndt), n’est-ce pas un abus ? ». Je lui ai répondu que l’homme constitue une seule personne et qu’il n’est pas seulement chrétien à l’église et à la maison, l’après-midi, mais il est un chrétien qui vit et agit ainsi toujours et partout. Et les Serbes, même lorsqu’ils n’apprenaient pas le catéchisme, ont célébré leur ‘slava’ et ont ainsi implanté l’essence de la foi dans leur cœur, à savoir que le Christ est toujours entre nous et avec nous. C’est ainsi qu’ils célèbrent leur saint protecteur, tant à la maison, que dans l’entreprise, l’armée, l’école. Aussi, le Christ est toujours avec nous, avec les Serbes orthodoxes. C’est pourquoi nous avons survécu, parce que le Christ est avec nous et nous avec Lui. Ou encore, nous sommes habitués à ce que l’on dise dans les médias : l’Église orthodoxe serbe et ses fidèles, en pensant que l’Église est les évêques, les moines et les prêtres, tandis que les fidèles sont quelque chose d’autre. Non, nous sommes tous l’Église orthodoxe. Les évêques, les prêtres, le peuple, nous sommes tous l’Église. Et lorsque nous mentionnons, comme aujourd’hui, que les intérêts personnels ou ceux de groupes minoritaires ne doivent pas être placés avant les intérêts de l’État ou du Kosovo et de la Métochie, nous nous adressons à nos enfants fidèles. De même que, lorsque nous demandons aux responsables d’empêcher l’empoisonnement du peuple par les saletés et la pornographie dans les médias, nous le disons aux enfants de notre Église et nous pensons qu’ils doivent s’en préoccuper en tant que personnes responsables, chrétiens et parents. Et autres choses semblables… Cela signifie que nous sommes l’Église du Christ, nous qui prions aujourd’hui, travaillons, aimons, éduquons, sauvons, ensemble avec nos ancêtres, depuis saint Sava le Némanide, et même avant lui. Et nous sommes toujours une partie de l’Église, non pas seulement dans l’édifice cultuel, mais au travail, dans la rue, l’école, même au café, il faut que nous agissions toujours comme des chrétiens, de fidèles enfants de saint Sava. En ce nom, je souhaite à tous une bonne fête, en souhaitant qu’en cette année jubilaire, nous soyons tous instruits par l’œuvre du premier archevêque serbe.

Traduction d’après orthodoxie.com