Le monde orthodoxe, ces derniers temps, cherche à élaborer une position sur la crise causée par l’intrusion du Patriarcat de Constantinople sur le territoire canonique de l’Église orthodoxe ukrainienne, qui a provoqué une rupture des relations entre les Patriarcats de Moscou et de Constantinople. Dans une interview exclusive à RIA-Novosti, le métropolite Daniel de Vidin, hiérarque de l’Église orthodoxe bulgare, membre du Synode, a clairement exposé son opinion sur ce sujet et sur les moyens pouvant empêcher le schisme.

  • Mgr Daniel, comment caractériseriez-vous les démarches des autorités civiles et du Patriarcat de Constantinople en Ukraine ?

En avril dernier, le Patriarcat de Constantinople a fait savoir qu’il examinerait la requête de représentants des autorités ecclésiastiques et politiques d’Ukraine, le priant de résoudre la question de « l’autocéphalie » de l’Église dans ce pays.

Ensuite, alors que les Églises orthodoxes locales attendaient une consultation interorthodoxe sur la question, les envoyés du Patriarcat de Constantinople dans les différentes Églises locales ont nettement déclaré l’intention de l’Église constantinopolitaine de la résoudre unilatéralement. Il est apparu clairement que les démarches entreprises par Constantinople étaient en désaccord avec l’ordre canonique institué dans l’Église orthodoxe.

En septembre, le patriarche de Constantinople a nommé des exarques en Ukraine. C’était déclarer sa juridiction, son autorité sur le territoire d’une autre Église orthodoxe, d’une Église indépendante, autocéphale. Il s’agissait déjà d’une infraction aux canons.

Nous savons que les règles canoniques interdisent catégoriquement l’ingérence des Églises locales dans les affaires des autres Églises orthodoxes locales et de leurs primats. Par exemple, le 2e canon du IIe Concile œcuménique, ou le 8e canon du IIIe Concile œcuménique. Le dernier a d’ailleurs été adopté à une occasion semblable. A l’époque, c’étaient les mesures prises par le primat de l’Église d’Antioche, qui voulait consacrer des évêques pour l’Église de Chypre et la soumettre à sa juridiction. Ce fut catégoriquement interdit par le Concile œcuménique.

Ensuite, le patriarche Bartholomée a reçu l’appel de Philarète Denissenko, ex-métropolite de Kiev déposé, et celui du prétendu métropolite Macaire Maletitch (leaders de deux structures schismatiques : les soi-disant Patriarcat de Kiev et Eglise orthodoxe ukrainienne autocéphale, n.d.t.). Il cherche à se justifier en se référant aux 9e et 17e canon du IV Concile œcuménique. Cependant, les canonistes byzantins, dont certains faisant autorité, comme Jean Zonoras, disent que ces canons ne donnent pas au patriarche de Constantinople le droit de recevoir les appels des évêques et des clercs d’autres Églises locales.

  • Cependant, les représentants de Constantinople se réfèrent à d’autres cas semblables dans l’histoire ? Qu’en dites-vous ?

S’il y a eu des cas semblables dans l’Empire byzanin ou plus tard, lorsque son territoire a été occupé par l’Empire ottoman, il faut prendre en compte la situation dans laquelle se trouvaient les clercs des autres Patriarcats – Alexandrie, Antioche, Jérusalem – lorsqu’ils faisaient appel au patriarche de Constantinople. Beaucoup de ces précédents ont été le fait d’hérétiques, par exemple à l’époque de l’empereur byzantin Anastase (491-518), les clercs du monastère de Maïoum, hérétiques monophysites (c’est-à-dire niant l’humanité de Jésus Christ et ne le vénérant que comme Dieu, n.d.t.) vinrent à Constantinople se plaindre au patriarche Macédoine II (496-511) du patriarche Élie de Jérusalem, qui était orthodoxe. Le patriarche de Constantinople satisfit leur plainte. Cependant, par la suite, après la mort de l’empereur monophysite, la justice fut rétablie.

Après la chute de Constantinople, sous les Turcs, tout changea. Comme on sait, après 1620, les patriarches d’Alexandrie ont été élus à Constantinople. Pourquoi ? C’était l’époque où il n’y avait, mettons, qu’un seul évêque dans l’Église d’Alexandrie, le primat. Si ses décisions suscitaient l’indignation d’un des clercs, auprès de qui pouvait-il faire appel ? Les appels étaient alors examinés par un Concile spécial auquel, en dehors de celui de Constantinople, assistaient d’autres patriarches ou représentants des Églises (le Concile des patriarches orientaux, ou, dans certains cas, « l’endimus synodos », concile de tous les évêques présents à ce moment dans la capitale).

Plus tard, saint Nicodème l’Hagiorite, compilateur d’un des deux recueils de canons de l’Église orthodoxe reconnus par le Patriarcat de Constantinople), expliquant le 9e et le 17e canon du IV Concile œcuménique, affirme aussi qu’ils ne donnent pas le droit au patriarche de Constantinople de recevoir les appels de évêques et des clercs des autres Églises.

Le Concile de Carthagène a clairement interdit aux évêques et aux clercs de l’Église de Carthagène (d’Afrique), de faire appel « de l’autre côté de la mer », à Rome. Ses décrets ont été inclus par le 2e canon du VIe Concile œcuménique au recueil des règles canoniques valables pour tous les orthodoxes.

C’est pourquoi les actes du Patriarcat de Constantinople vont nettement à l’encontre de l’ordre canonique.

  • Peut-on dire dire que l’annulation unilatérale par Constantinople du document historique de 1686 sur l’acte de transfert de la métropole de Kiev à la juridiction du Patriarcat de Moscou, s’inscrit dans ces normes canoniques ?

On annule un document vieux de plus de 300 ans ! Durant tout ce temps, toutes les Églises orthodoxes ont considéré l’Église orthodoxe ukrainienne comme faisant partie de l’Église orthodoxe russe. Nous avons une tradition, des coutumes admises de tous dans les relations interorthodoxes, et tous considèrent ce territoire comme faisant partie du territoire canonique de l’Église russe. Cela est confirmé par de multiples documents et accords entre Églises.

  • Le tomos d’autocéphalie remis par le patriarche Bartholomée à la nouvelle « église orthodoxe d’Ukraine » est-il légitime aux yeux du monde orthodoxe ?

Le document publié par le Patriarcat de Constantinople le 6 janvier, ce fameux « tomos » d’autocéphalie de l’Église ukrainienne, démontre également un total mépris des normes canoniques de l’Église. Ainsi, par exemple, il est précisé que la nouvelle structure reconnaît le patriarche de Constantinople pour son chef. Sur quelle base ? Comment une Église locale peut-être reconnaître comme chef un primat qui n’est même pas évêque de cette Église ?

Cela illustre le fait qu’il s’agit pour quelqu’un, qui poursuit ses propres buts, d’imposer unilatéralement son pouvoir à l’Église, de réviser l’ordre canonique existant dans l’Église orthodoxe depuis un millénaire. C’est dangereux, et il ne faut pas laisser faire. C’est pourquoi il est très important que les Églises locales ne reconnaissent pas la validité canonique de ce document. Il nous impose une nouvelle doctrine de l’Église.

  • Que pensez-vous d’autres décisions prises ces dernières années par le Patriarcat de Constantinople. De l’autorisation de remariage pour les prêtres, par exemple ?

Cela montre aussi qu’à Constantinople on ne croit pas nécessaire de tenir compte de l’ordre canonique. Ce sont les saintes normes des Conciles œcuméniques, qui interdisent aux prêtres de se marier après leur chirotonie (ordination, d.t.).

La question a été soulevée plus d’une fois. Mais qu’a fait l’Église ? Chaque fois elle a répondu qu’après l’ordination on ne pouvait plus contracter mariage.

Le sujet figurait au programme des discussions du Concile de Crète, en 2016. Dans les documents adoptés lors des conférences préconciliaires, il est clairement exposé que la tradition canonique voit dans le sacerdoce un empêchement au mariage. Le Patriarcat de Constantinople a signé ce document !

C’est donc un exemple frappant, qui confirme qu’on ne tient pas compte des règles canoniques, ni de l’esprit conciliaire de l’Église. Bien plus, ces démarches déstabilisent et rompent les relations entre les Églises orthodoxes locales.

  • Que faut-il aujourd’hui avant tout pour sauver l’unité des Églises orthodoxes ?

Il faut que les autres Églises locales ne tiennent pas compte de la conjoncture politique. La question n’est pas, contrairement à ce qu’on entend souvent dans les médias, de savoir qui soutient le Patriarcat de Constantinople et qui soutient celui de Moscou. Il s’agit de la sauvegarde de l’Église orthodoxe telle qu’elle est, une et catholique, collégiale, comme cela a été défini par les Conciles œcuméniques et telle que l’Église a conscience d’être.

La vie de l’Église a toujours été basée sur les commandements du Seigneur, sur la doctrine des saints apôtres, sur les normes adoptées comme universelles par les Conciles œcuméniques. Tout changement sur ces points fondamentaux entraînera un dérèglement de la vie de l’Église orthodoxe. C’est pourquoi il importe maintenant de défendre l’ordre canonique et de préserver l’unité ecclésiale.

  • Quels seraient les moyens pour sortir de la crise causée dans le monde orthodoxe par les entreprises de Constantinople en Ukraine ?

Parce que les démarches de Constantinole sont en total désaccord avec les canons et risquent d’introduire de dangereux précédents dans la vie de l’Église orthodoxe, il faut définir ces actes comme anti-canoniques.

Cela préservera l’unité orthodoxe et, à mon avis, permettra de surmonter la crise entre les Patriarcats de Moscou et de Constantinople de la communion eucharistique).

Si d’autres Églises orthodoxes disent clairement : non, nous n’acceptons pas cette « autocéphalie » ; si le « tomos » de Constantinople ne reçoit pas l’approbation des orthodoxes, si les Églises orthodoxes refusent de recevoir les schismatiques, cela permettra de surmonter la crise actuelle, tout en sauvegardant l’ordre canonique et l’unité de l’Église.

  • Y a-t-il des communautés schismatiques dans l’Église bulgare ? A quel point le thème du schisme est-il d’actualité pour vous ?

Le problème du schisme a été très sérieux pour nous, mais c’est déjà du passé. En 1992, après la chute du régime totalitaire, les autorités ont voulu une fois de plus interférer dans la vie de l’Église. Le premier ministre bulgare de l’époque a rencontré plusieurs métropolites et leur a garantit que l’état les soutiendrait s’ils s’unissaient contre le patriarche Maxime. Ces hiérarques ont été d’accord et ont déclaré que le patriarche Maxime était un « patriarche communiste », élu soi-disant avec le soutien des autorités communistes, qu’il n’était pas « leur patriarche ». Il avait été leur patriarche pendant 20 ans, mais il avait brusquement cessé de l’être. Ce fut le début d’un schisme.

L’Église s’est retrouvée dans une situation très difficile : on nous a pris nos églises, certaines entreprises qui fabriquaient des objets religieux et liturgiques, etc. Mais, surtout, l’état soutenait le schisme. Il a été provoqué après que l’interdit de la participation de l’Église à la vie publique a été levé, au moment où commençait la renaissance religieuse, lorsque le pays connaissait un essor spirituel…

Finalement, afin de surmonter la division, on a convoqué à Sofia un Concile panorthodoxe, présidé justement par le patriarche Bartholomée de Constantinople.

J’aimerais bien savoir s’il se souvient encore comment on mit fin au schisme ? Pourquoi ne pas soumettre la question à une discussion panorthodoxe en convoquant un Concile ? En tant que premier entre égaux, il peut le faire, afin de trouver une solution à la situation en Ukraine et de préserver l’unité de l’Orthodoxie ? Pourquoi ne convoque-t-il pas un Concile ? Autrefois, dans les situations difficiles, on convoquait toujours des Conciles. C’est la pratique de l’Église orthodoxe.

En bref, l’Église orthodoxe bulgare sait très bien ce qu’est un schisme. Nous sommes convaincus que le seul moyen d’en sortir est une discussion panorthodoxe et la recherche de la concorde.

  • A votre avis, le Patriarcat de Constantinople cherche-t-il la concorde ?

L’insistance avec laquelle le Patriarcat de Constantinople parle de certains privilèges sur « la résolution supra-territoriale de toutes les questions ecclésiales », de même que les démarches unilatérales de ce Patriarcat dans la question ukrainienne, en complète contradiction avec le droit canon de l’Église orthodoxe (ce qui ressort avec une évidence particulière du texte du prétendu tomos du 6 janvier), permet de penser que l’objectif du Patriarcat de Constantinople est plutôt d’imposer son autorité à l’Église orthodoxe que la concorde et l’unité. Cela ressort clairement des mesures prises dans la crise ukrainienne.

Durant les conférences ayant précédé le Concile de Crète, l’existence de juridictions parallèles des Églises locales dans ce qu’on appelle la diaspora, qui ne relève d’aucun territoire canonique, a été définie comme « une anomalie canonique ». Parce que suivant les canons apostoliques, il ne peut y avoir qu’un seul évêque dans une même ville, une seule Église locale. Pour régler cette situation, il a été décidé de créer des assemblées épiscopales.

J’ai été sept ans évêque de l’Église orthodoxe bulgare aux États-Unis et en Australie, et l’Assemblée épiscopale des États-Unis avait envisagé plusieurs scénarios pour surmonter ce problème canonique. La discussion s’est poursuivie pendant plusieurs années. Vers 2015, à la veille du Concile de Crète, le patriarche Bartholomée a préparé un message vidéo spécialement destiné à cette assemblée, l’appelant à rétablir l’ordre canonique. Il disait : « En tant qu’évêques, vous connaissez les règles, il suffit d’appliquer ces règles à la pratique ». Cela signifiait que sur le territoire des États-Unis il fallait créer une seule administration, qui, selon tous les projets, serait soumise au Patriarcat de Constantinople.

Cela m’avait fortement impressionné à l’époque. Quelques jours auparavant, le patriarche Bartholomée avait reçu les métropolites de Grèce du Nord qui soutiennent ses droits aux dites Nouvelles terres (annexées à la Grèce et, par conséquent, à l’Église de Grèce après que ses terres ont été délivrées du joug ottoman en 1912, n.d.t.). Le patriarche de Constantinople a des « stavropégies » sur le territoire de la Grèce, autrement dit la juridiction du primat d’une Église locale s’étend à un territoire d’une autre Église locale.

Cette politique de « double standart » n’a pas pour origine le bien de l’Église, la charité, la sollicitude, le désir de résoudre les problèmes. Il s’agit uniquement d’affirmer son pouvoir, ses ambitions personnelles. C’est parfaitement évident dans les actes de Constantinople en Ukraine. On crée une soi-disant « église locale », on parle d’autocéphalie, mais, dans les faits, il n’y a pas d’autocéphalie ! Ce n’est pas une Église indépendante, parce que la primauté du primat d’une autre Église sur ces territoires est affirmée dans le document fondateur.

C’est pourquoi il nous faut être très attentif à ces démarches. Il faut défendre le droit canon, afin de sauvegarder l’unité de l’Église orthodoxe. Comme le disent les pères du IIIe Concile œuménique dans le 8e canon : afin que « qu’aucun des évêques aimés de Dieu ne s’empare d’une autre province, qui ne fût déjà et dès le début sous son autorité ou sous celle de ses prédécesseurs » « ni que sous le prétexte d’actes sacrés ne s’insinue l’orgueil de la puissance mondaine ». Autrement, nous perdrons la liberté dont le Seigneur nous a fait don par Son sang, ce qu’à Dieu ne plaise !