Interview du métropolite Hilarion de Volokolamsk au portail «Romfea»
Répondant aux questions du correspondant du site « Romfea », le métropolite Hilarion de Volokolamsk, président du Département des relations ecclésiastiques extérieures du Patriarcat de Moscou, a abordé l’actualité des relations interorthodoxes et le schime en Ukraine.
Monseigneur, comment caractériseriez-vous l’année écoulée ? Aucun évènement ne peut sans doute éclipser la pandémie de coronavirus. L’état a-t-il imposé des restrictions à la célébration des offices liturgiques dans les paroisses ? Nous avons entendu parler de mesures prises par l’Église orthodoxe, de désinfection pendant la communion. Et que pensez-vous du vaccin ?
En effet, l’année écoulée a été marquée par l’apparition de cette maladie ; la lutte contre le virus a eu des répercussion colossales dans tous les domaines. Nous prions ardemment pour la santé de nos parents et de nos proches. Nous prions pour toute l’humanité, espérant que la pandémie sera bientôt terminée. L’épreuve qui nous a frappés pendant l’année 2020 a aussi été l’occasion de faire preuve de charité envers le prochain, d’aider ceux qui se sont retrouvés isolés ou qui ont été malades. Pensons à l’héroïsme des médecins, aux prêtres qui visitent les hôpitaux, qui viennent communier les personnes âgées à domicile, pensons aussi aux bénévoles.
Quand des mesures sanitaires strictes ont été prises au printemps, nous avons dû fermer les églises. Nous avons célébré les offices de la Semaine sainte et ceux de Pâques dans des églises fermées. Beaucoup de paroisses ont organisé une retransmission des offices afin que les fidèles puissent y participer à distance.
Avec la bénédiction du patriarche et du Saint-Synode, des mesures sanitaires ont été édictées, qui sont toujours observées dans les églises. Les fidèles portent un masque pendant la liturgie ; dans la mesure du possible, ils respectent la distanciation sociale prescrite par les autorités sanitaires. Nous ne doutons pas que l’infection ne puisse pas être transmise par les Saints Dons, par le Corps et le Sang du Christ, source de guérison pour tous les croyants. Cependant, dans ce contexte de pandémie, nous désinfectons la cuillère et ne donnons pas le calice à baiser après la communion.
Ces mesures ne contredisent pas la tradition. Nous nous sommes inspirés de l’expérience des siècles passés, des épidémies précédentes. Saint Nicodème l’Hagiorite, par exemple, explique comment communier pendant une épidémie de peste dans son commentaire au 28e canon du VIe Concile œcuménique.
Quant au vaccin, les scientifiques russes ont été parmi les premiers à en élaborer un. D’après les réactions des personnes déjà vaccinées, il est vraiment efficace, ce qui permettra de vaincre ce terrible virus.
La question du schisme ukrainien reste d’actualité. Vous faites régulièrement des commentaires et des déclarations à ce sujet. En Grèce, beaucoup croient que si l’Église orthodoxe russe avait participé au Concile de Crète, si elle avait signé le texte sur l’autocéphalie, on aurait pu éviter l’actuelle rupture dans l’orthodoxie. Le métropolite Gabriel de Néa Ionia a récemment exprimé cette opinion dans une interview à « Katimerini ». Qu’en pensez-vous ?
On a maintes fois discuté de l’autocéphalie pendant le processus préconciliaire, pendant les réunions de la Commission préparatoire interorthodoxe de 1993, 2009 et 2011, pour être précis. Le texte du document « L’autocéphalie et son mode de proclamation » était presque entièrement arrêté. Toutes les Églises, en la personne de leurs représentants, étaient d’accord sur le fait que la proclamation d’une autocéphalie serait possible, dans l’avenir, uniquement avec l’accord de toutes les Églises locales et non sur la seule décision du patriarche œcuménique. Il restait à décider sous quelle forme on signerait les tomos d’autocéphalie. Il n’a pas été possible de parvenir à un accord sur ce point. Que s’est-il passé ensuite ? En avril 2011, le patriarche Bartholomée a envoyé des lettres aux Églises locales, proposant de retirer l’autocéphalie des thèmes à l’agenda, et de réunir le Concile panorthodoxe. L’Église russe a approuvé cette proposition, et ce fut une grosse erreur.
Vous le savez, en 2016, à la synaxe des primats de Chambésy, le patriarche Bartholomée a déclaré à qui voulait l’entendre, devant toutes les délégations des Églises locales : « Nous reconnaissons le métropolite Onuphre et nous le saluons comme l’unique hiérarque canonique de notre Église orthodoxe en Ukraine, avec les saints hiérarques qui lui sont subordonnés. » Le patriarche Bartholomée a promis de ne pas intervenir dans les affaires de l’Église en Ukraine, ni avant le Concile, ni après. Nous l’avons cru. Nous avons pensé que puisque le patriarche œcuménique le disait, il fallait tenir le Concile, on continuerait à discuter de l’autocéphalie plus tard. Il n’aurait pas fallu le croire, il nous a trompés. Ce fut une grosse erreur.
Concernant la non-participation de l’Église orthodoxe russe au Concile de Crète, vous savez très bien comment les évènements se sont enchaînés. Le document « Règlement du fonctionnement et des travaux du Saint et Grand Concile », approuvé par les Églises orthodoxes locales, suppose que le Concile soit convoqué avec l’accord des primats de toutes les Églises autocéphales[1]. Toutes les Églises orthodoxes locales reconnues doivent donc y participer.
A ce moment, trois Églises locales, les Églises bulgare, géorgienne et antiochienne, ont renoncé à participer au Concile. Le patriarche Cyrille a donc écrit au patriarche Bartholomée, lui proposant d’organiser une réunion préconciliaire urgente, afin de résoudre les problèmes et d’inviter malgré tout ces Églises au Concile. Voici la réponse qu’il a reçue du patriarche Bartholomée : « La nouvelle consultation préconciliaire panorthodoxe extraordinaire que propose votre Sainte Église est considérée comme impossible, car il n’existe pas de base normative à sa convocation. » Qui l’a considérée comme impossible ? Il restait deux semaines avant le Concile. Pourquoi ne pouvait-on prendre des mesures pour que tout le monde participe au Concile ?
La légitimité et le caractère obligatoire des décisions du Concile panorthodoxe dépendait de la participation du plérôme de l’orthodoxie. C’est pourquoi, si la délégation de l’Église orthodoxe russe avait participé au Concile de Crète, elle aurait été forcée de déclarer que le Concile n’avait pas de légitimité parce que trois Églises en étaient absentes. Le Concile aurait été interrompu.
On nous dit maintenant que si nous étions allés au Concile de Crète, on s’y serait entendu sur l’Ukraine et qu’aucun des évènements qui ont suivi ne se serait produit. C’est une opinion que j’ai entendu exprimer par de nombreux évêques grecs que j’ai rencontrés. Mais je rappelle que l’Ukraine n’était absolument pas à l’ordre du jour du Concile. Les actes du patriarche Bartholomée sont donc motivés par la vengeance ? Ce serait par vengeance qu’il aurait décidé d’accorder « l’autocéphalie » aux schismatiques, de « légaliser » Philarète Denissenko malgré l’anathème qui pèse sur lui ?
Le métropolite Gabriel de Néa Iona a repris cette drôle d’idée. Quant à l’évêque d’Abydos Cyrille (Kyrillos), dans son récent article sur « L’autocéphalie ukrainienne », il reconnaît franchement que même la ratification du document sur l’autocéphalie par le Concile de Crète n’aurait rien changé. Car, comme il ressort de ses réflexions, Constantinople n’aurait pas vu dans ce document un obstacle aux démarches entreprises depuis deux ans en Ukraine.
L’article de l’évêque Cyrille d’Abydos, professeur de l’université d’Athènes et hiérarque du Patriarcat œcuménique, que vous venez de mentionner, défend, preuves à l’appui, la succession apostolique dans la consécration de Macaire Malétitch. C’est la première fois qu’un auteur aussi respecté produit une description semblable de la consécration de Macaire. A votre avis, cette version est-elle valable ?
Macaire Malétitch, ancien chef d’une des branches du schisme ukrainien, s’inscrit dans la lignée de ce qu’on appelle les « consécrations » tchékaliennes, effectuées par le laïc Viktor Tchekaline et l’ex-évêque Jean Bodnartchouk dans la région de Lvov, en 1990. On en a parlé plus d’une fois, des documents et des témoignages ont été publiés. Mais Son Éminence l’évêque d’Abydos, pour défendre les « consécrations » tchékaliennes expose trois versions, qui se contredisent d’ailleurs l’une l’autre.
Il affirme d’abord que les trois « hiérarques » schismatiques ayant sacré Macaire Malétitch – Dmitri Yarema, Igor Issitchenko et Mefody Koudriakov – avaient été consacrés eux-mêmes par Mstislav Skrypnik. Ce n’est pas vrai. Tous les trois ont été « consacrés » après la mort de Mstislav Strypnik, décédé au Canada le 11 juin 1993. Aucun d’eux ne s’inscrit dans la lignée de Skrypnik, ni de ceux que Skrypnik avait ordonnés. Sur les trois personnages, ayant « consacré » Macaire Malétitch, seul Méthode Koudriakov a reçu théoriquement la succession de Philarète. Les deux autres, Yaréma et Issitchenko, ont reçu le sacre de la « hiérarchie » tchékalienne.
Ensuite, Mgr Cyrille admet que Macaire Malétitch s’inscrit tout de même dans la succession des ordinations de Tchékaline. Mais il déclare qu’un autre évêque canonique y aurait pris part, l’archevêque de Dniepropetrovsk et de Zaporojié, auparavant archevêque de Simferopol et de Crimée, Barlaam Iliouchtchenko. Il se réfère à un faux, présenté autrefois par Bodnartchouk. C’est une version qui ne tient pas, elle a été réfutée de façon convaincante par l’historien Sergueï Choumilo. Son article, « L’« évêque » imposteur Vincent Tchekaline et sa participation aux premières consécrations de l’EOUA en 1990 » a été publié sur « Romfea ». Bien plus, l’auteur a envoyé son article au patriarche Bartholomée lui-même. Il n’a toujours pas reçu de réponse.
Visiblement, l’évêque d’Abydos n’a pas lu l’article de S. Choumilo. Je rappelle qu’on y cite des témoignages de Bodnartchouk lui-même, certifiés de sa signature. Bodnartchouk, d’une part, reconnaît l’invalidité des « chirotonnies » qu’il effectua en 1990. D’autre part, il avoue avoir personnellement contrefait la signature de Barlaam, après la mort de ce dernier, qui ne pouvait donc plus nier. L’historien cite des témoins vivants, des gens très proches de Mgr Barlaam, son sous-diacre et son chauffeur. Ils déclarent que Barlaam n’avait pas quitté la Crimée aux dates invoquées, et qu’il n’était pas allé à Lvov.
Je pense que l’évêque d’Abydos comprend parfaitement qu’il est impossible de prouver la succession apostolique venant des « hiérarques tchékaliens. C’est pourquoi il avance une troisième ligne d’argumentation, ecclésiologique, celle-là, et qui est encore pire. Il déclare que la question de la succession apostolique n’aurait aucune importance quand il s’agit d’accueillir un schismatique. En même temps, il commente avec la plus grande partialité plusieurs exemples historiques. Il affirme, par exemple, faussement, que les mélétiens ont été rétablis par le Premier Concile œcuménique sans être réordonnés, alors que l’encyclique du Concile dit clairement qu’ils « ont été confirmés par une ordination plus sacrée » (μυστικωτέρᾳ χειροτονίᾳ βεβαιωθέντας).
Ces arguments remontent à la vieille brochure du métropolite Basile d’Anchialos. La Commission synodale biblique et théologique de l’Église russe y a déjà répondu en détail. En fait, on veut nous faire accroire que n’importe quel laïc qui a été schismatique et n’a même pas la succession apostolique peut être reçu comme « évêque » sur une simple signature. L’archevêque d’Abydos affirme d’ailleurs, se référant à des vies de saints d’une valeur théologique douteuse, que l’Eucharistie peut être célébrée par un laïc.
Malheureusement, le Patriarcat de Constantinople ne s’est pas suffisamment intéressé à la question des consécrations dans le schisme ukrainien. Les documents d’archives n’ont pas été étudiés, on n’a pas fait d’études canoniques. On cherche toujours à combler ce vide par des légendes et par des faux, ou bien par une rhétorique vide.
Toujours sur ce thème, Monseigneur, j’aimerais vous poser une autre question. Vous accusez le Phanar d’avoir reçu dans la communion de l’Église des hiérarques et des clercs ukrainiens sans pénitence, sans réordination. Mais le Patriarcat de Moscou n’a-t-il pas fait la même chose avec l’Église russe hors-frontières ?
Même pendant la période où l’Église orthodoxe russe hors-frontières s’était isolée du Patriarcat de Moscou, ses hiérarques n’ont pas été réduits à l’état laïc, comme dans le cas de Jean Bodnartchouk ou de Philarète Denissenko. Ils n’ont pas perdu la succession apostolique. Cette succession est facile à suivre dans tous les cas, et je n’en connais aucun qui soit tant soit peu douteux.
Fait révélateur, dès 1989, avant de créer une prétendue hiérarchie en Ukraine, le fameux Vincent Tchékaline est allé à New York et a cherché à entrer dans l’EORHF, se faisant passer pour évêque. Mais le Synode épiscopal de l’EORHF a refusé de reconnaître, non seulement, son rang d’évêque, mais même son sacerdoce. Ensuite, l’aventurier a voulu voler un antimension, un encolpion épiscopal et des vases liturgiques dans la cathédrale de l’EORHF à New York, dont on l’a chassé sans ménagement. Son Éminence l’évêque d’Abydos aurait appris cette histoire de l’article de Choumilo s’il l’avait lu.
Dans une récente déclaration, l’archevêque de Chypre a accusé l’Église russe d’ingérence sur le territoire canonique du Patriarcat de Moscou, c’est-à-dire en Abkhazie et en Ossétie. L’évêque d’Abydos l’a aussi mentionné. Il semble qu’il y ait quelque fondement sérieux à ces reproches.
L’Église a déclaré maintes fois, notamment dans une résolution du Saint-Synode, qu’elle reconnaissait ces régions comme faisant partie du territoire canonique de l’Église géorgienne. Nous reconnaissons inconditionnellement l’antique autocéphalie de l’Église géorgienne, qu’elle a, d’ailleurs, reçue du Patriarcat d’Antioche, et non de Constantinople, comme l’ont affirmé ces derniers temps les partisans du Phanar.
A propos de l’article de l’évêque d’Abydos, j’aimerais savoir si vous connaissez personnellement son auteur ? Pour autant que je sache, il est venu plusieurs fois en Russie. Quels étaient les motifs de ses visites ?
J’ai rencontré plus d’une fois l’évêque Cyrille. Il est souvent venu en Russie, parce qu’il voulait apprendre le russe. Nous l’avons aidé de notre mieux. Nous l’avons, notamment, aidé à obtenir un visa russe, bien que nos clercs aient déjà commencé à éprouver des difficultés dans l’obtention de visas grecs. En Russie, on a beaucoup parlé de scandales causés par le refus de délivrer un visa grec à des hiérarques orthodoxes, à des prêtres et à leurs familles. En général, dans ce cas-là, les autorités appliquent le principe de réciprocité, mais nous avons demandé à ne pas faire obstacle à l’entrée d’ecclésiastiques grecs en Russie.
Malgré les tristes conséquences qui résultent pour le monde orthodoxe de l’agression du patriarche de Constantinople, je pense qu’il ne faut pas baisser les bras et se renfermer sur soi, mais aspirer à garder le contact, à continuer nos échanges. D’autant plus qu’on célèbre en 2021 le bicentenaire de la libération de la Grèce, qui aurait été impossible sans le soutien de la Russie. C’est pourquoi l’année en cours a été décrétée année croisée de l’histoire de la Russie et de la Grèce.
[1] Art. 1 : « Par la grâce de la toute Sainte Trinité, le saint et grand Concile est une expression authentique de la tradition canonique et de la pratique ecclésiastique pérenne, pour le fonctionnement du système conciliaire dans l’Église une, sainte, catholique et apostolique. Il est convoqué par Sa Sainteté le patriarche œcuménique, avec l’accord de Leurs Béatitudes les Primats de toutes les Églises orthodoxes autocéphales locales reconnues par tous » ; Art. 8 : « Les travaux du Concile débutent et se concluent par la célébration de la divine Liturgie panorthodoxe, présidée par le Patriarche œcuménique avec la participation de tous les Primats des Églises orthodoxes autocéphales, ou de leurs représentants, suivant l’ordre des saintes Diptyques du Patriarcat œcuménique » ; Art. 13.1 : Sont paraphés par tous les Primats des Églises orthodoxes autocéphales sur toutes leurs pages et dans toutes les langues officielles du Concile ; ils sont finalement signés par le Président et tous les membres du Concile.