L’évêque Irénée de Bačka : Le schisme n’est pas un problème administratif, c’est un péché grave
L’évêque Irénée de Bačka , hiérarque de l’Église orthodoxe serbe a donné au journal « Petchat » (Serbie) une interview, dans laquelle il abordait, notamment, l’actualité de l’Église et celle des relations interorthodoxes dans le prolongement des évènements suscités par les démarches de Constantinople et par la situation au Monténégro et en Macédoine du Nord. D’autres thèmes ont aussi été soulevés.
La traduction de plusieurs réponses de Mgr Irénée est reproduite ci-dessous.
- L’année qui vient de s’écouler a été une année d’épreuves non seulement pour l’Église orthodoxe serbe, mais pour toute l’Orthodoxie. Nous sommes témoins d’une nouvelle ingérence de la politique dans l’ordre ecclésial. Certaines forces, sur la scène politique mondiale, cherchent à modifier à leur gré cet ordre sacré, en fonction de leurs projets géopolitiques. L’Orthodoxie s’est efforcée de lutter contre ces phénomènes durant tout le XXe siècle, et elle y est parvenue. Cette expérience peut-elle servir dans des circonstances nouvelles ?
- Il me semble que vous parlez d’un grave problème en termes peut-être trop édulcorés, alors que tout le monde sait déjà de quoi il s’agit. Nous en avons parlé la veille de Noël l’an dernier, et j’avais décrit le problème dans ses grands traits, à trois niveaux : les démarches non canoniques du Patriarcat de Constantinople sur le territoire du Patriarcat de Moscou ; par voie de conséquence le problème des relations dans le monde orthodoxe en général ; enfin, la menace sérieuse qui pèse sur le témoignage de l’Orthodoxie en tant qu’Église, devant les chrétiens hétérodoxes comme devant les croyants d’autres religions.
Depuis, ce que nous supposions, ce que nous devinions n’a fait que se confirmer, puisque les personnes concernées ne croient plus nécessaire de cacher quoi que ce soit: en public, sous les flashs des caméras, qui fixent les évènements, les hauts fonctionnaires de l’administration américaine rendent visite aux primats et aux hiérarques orthodoxes, rencontrent les higoumènes d’antiques monastères et exigent ouvertement qu’ils appuient le Patriarcat de Constantinople dans ses infractions à l’organisation et à l’ordre canonique de l’Église orthodoxe.
Ils ont obtenu, du moins à première vue et pour l’instant, un certain succès : le Patriarcat d’Alexandrie et l’Église grecque ont reconnu la fausse « Église d’Ukraine ». Malheureusement, il n’est pas exclu qu’une autre Église locale fasse de même. Cela n’a pas suffi aux hiérarques du Phanar, qui ont créé sur le territoire de l’Église des Terres tchèques et de Slovaquie une association de citoyens dans le but de fonder très prochainement une hiérarchie parallèle. Kiev n’était donc pas le terminus, mais un simple arrêt. Le fait qu’ils créent une hiérarchie parallèle sur le territoire historique d’Églises autocéphales signifie que même la diaspora orthodoxe n’est pas leur but final. Qu’est-ce qu’ils recherchent finalement, je pense qu’ils ne le savent pas eux-mêmes.
Il est arrivé, et il arrive encore, que des personnes ou des groupes commettent des erreurs dans l’une des Églises locales, donnant leur préférence aux intérêts d’un parti, plus souvent à la politique de l’état, sur les intérêts de l’Église, ayant ou n’ayant pas, par ailleurs, d’illusions quant à la coïncidence de leurs intérêts propres avec ces intérêts extérieurs.
Mais qu’une Église locale, même si elle est la première par l’honneur et par le rang, même s’il elle se décore du titre de Patriarcat œcuménique ou même de Mère de toutes les Églises, représente une menace pour l’organisme d’une autre Église locale, dont elle se dit la mère, voilà qui est une situation totalement inédite dans l’histoire chrétienne. A ce propos, une Église qui a reçu l’autocéphalie n’est déjà plus une Église-fille, mais une Église-sœur, dotée des mêmes droits, comme il est précisé dans les tomos d’autocéphalie. Ce phénomène, quoiqu’inédit, ne doit pas nous priver de notre présence d’esprit. Nous devons être prêts à faire face.
Notre Église locale et notre peuple ont surmonté bien des épreuves au cours des huit derniers siècles. Il suffit de mentionner celles qui les ont touchés au XXe siècle : deux guerres mondiales, un génocide, puis, pendant plus d’un demi-siècle, une dictature étant en même temps une forme d’esclavage. Au siècle dernier, il semblait que tout ce qui rappelait l’Église et la foi était parvenu à sa fin et allait totalement disparaître. Par la miséricorde de Dieu, cela n’a pas eu lieu. Au contraire : ce qui paraissait impuissant, sans prestige, dépassé, obsolète, méprisable et sans vie, de multiples personnes le portaient dans leur cœur, y veillaient, le gardaient. Nous ne pouvons pas dire que les épreuves de ces années étaient de peu d’importance ou qu’elles étaient moindres que ce que nous vivons aujourd’hui.
- Les puissances mondiales redoublent d’énergie et de force pour faire pression sur l’Orthodoxie. Les analystes affirment que la religion joue un rôle primordial dans la nouvelle guerre froide entre l’Occident et la Russie. Comment l’expliquer ? Pourquoi les puissances qui dirigent le monde considèrent-elles l’Orthodoxie comme une menace ?
- Je ne suis pas sûr que pour les puissances qui dirigent le monde (ou qui croient qu’elles le dirigent) l’Orthodoxie ait plus d’importance que les énormes ressources qui sont au-delà de l’Oural, non seulement le gaz et le pétrole, mais aussi des minerais et, surtout, l’eau potable, l’une des ressources les plus précieuses du futur. Je ne sais pas s’ils cherchent à anéantir le monde islamique ou si, en causant des confrontations, ils veulent manipuler l’antagonisme sunite-chiite en vue de contrôler les gisements de pétrole et de gaz. Trump en a parlé ouvertement : pour les Serbes, comparé aux tueries massives de Serbes de Clinton et de son équipe, il fait figure de saint, mais il déclare sincèrement et sans ambages : « Nous contrôlons le pétrole, rappelez-le vous ! Nous tenons à garder cette position ». Il s’agit d’une avidité de gigantesque envergure. Les gens au pouvoir étudient les divisions entre catholiques, protestants, orthodoxes et représentants de religions non chrétiennes uniquement quand elles peuvent leur permettre de causer des confrontations et des désaccords, capables de servir la satisfaction de leur aprêté au gain. L’avidité est leur seule religion. Il est vrai qu’indépendamment de leur puissance et de leur richesse, ils ne seraient pas parvenus à susciter la crise actuelle dans le monde orthodoxe s’ils n’avaient pas trouvé de bons « insiders », des complices avides de pouvoir ; le concours pour occuper cette place est toujours ouvert, non seulement dans le Bosphore, mais ailleurs.
Le rôle de l’Orthodoxie dans la confrontation de la Russie et de l’Occident se manifeste, avant tout, dans deux domaines. D’une part, compte tenu de la ressemblance considérable existant dans les systèmes politiques des États-Unis et de la Russie, les élites occidentales ressentent le besoin d’imposer à l’opinion publique un stéréotype idéologique qui tiendrait la place du communisme et jouerait le rôle d’épouvantail de service. Sous la présidence de Poutine, l’Église retrouve peu à peu le rôle qu’elle jouait en Russie avant octobre 1917. C’est évident dans de nombreuses sphères de la société, dans la vie privée, et je peux le confirmer, étant souvent invité dans l’Église orthodoxe russe. L’occident est, probablement, surtout gêné par les liens étroits existant entre l’Église et l’armée russe. Je dois reconnaître que nous aussi, en Serbie, nous nous efforçons de développer la présence de l’Église dans l’armée et dans toutes les institutions publiques de quelque importance. Mais c’est beaucoup plus prononcé en Russie : toutes les armées ont leur saint patron, toutes les casernes ont une église et un aumônier. Le soldat doit savoir qui et quoi il est appelé à défendre. Les soldats russes, aussi bien les orthodoxes que les musulmans, les bouddhistes ou les membres d’une des multiples communautés religieuses présentes en Russie, connaissent l’importance et le prix de la liberté. Les prêtres leur donnent l’exemple, parce qu’ils sont présents aux exercices, sur terre, en mer et dans les airs. En Occident, on a, pour cette raison, élaboré le terme d’ « orthodoxie nucléaire ».
- On craint que l’esprit du schisme perdure, qu’il ne fasse que s’enraciner dans le monde orthodoxe. Si ces craintes ne sont pas le fruit d’un pessimisme excessif, caractéristique de notre peuple, comment expliquez-vous, permettez-moi de m’exprimer franchement, la faiblesse de l’Orthodoxie devant les ruses destructives de ses ennemis ?
- Nous, représentants des générations aînées, sommes enclins au pessimisme, mais je n’en vois pas trace chez les jeunes, ni dans mon entourage immédiat, ni ailleurs. J’estime qu’il n’est pas ordinaire, ni dans notre peuple, ni dans notre Église locale, de joindre les notions de schisme religieux et de schisme en général.
De fait, nous voyons bien la nécessité de consolider l’entente entre Serbes, mais auparavant le terme de « schisme » était plutôt employé au quotidien et dans le jargon journalistique pour décrire la lutte entre partis et fractions, ou les confrontations au sein d’une coalition à cause de la répartition des mandats, de la compétition pour l’obtention de postes dans les organes administratifs, d’avantages dans l’industrie d’état ou pour le contrôle des clubs sportifs. A l’origine, le terme de schisme signifie en grec une division, dans l’Église ou ailleurs. Mais je tiens à le dire : il n’y avait jamais eu de schisme à l’intérieur de notre Église orthodoxe locale serbe avant que les communistes partisans de Tito n’entrent en scène. Jamais, en près de huit siècles.
Les schismes, dans notre diaspora en Amérique, en Australie, en Europe occidentale, comme dans nos diocèses méridionaux, sur le territoire qu’on appelait encore récemment la Macédoine du Nord, ont été provoqué par les autorités communistes. En témoignent les documents d’archives, qui méritent qu’on leur fasse conscience. Grâce à Dieu, grâce aux efforts et aux prières du patriarche Paul, de bienheureuse mémoire, et du métropolite Irénée (Kovačević ), il a été possible de mettre fin au schisme américain, grâce aussi aux efforts de beaucoup de prêtres et de familles serbes qui avaient fui par-delà l’océan d’abord les oustachis, puis les représailles communistes. Nous avons parlé plusieurs fois du schisme dans les diocèses méridionaux durant ces dernières années. Je ne répète que l’essentiel : pour que les fidèles puissent s’approcher des Saints Mystères de notre Seigneur, il existe depuis 2002 un archevêché d’Okhrid, qui dispose d’un statut d’autonomie et reste organiquement uni à l’Église serbe et à toutes les Églises orthodoxes.
Il faut expliquer que le schisme dans l’Église est une atteinte à l’unité de l’Église pour des raisons qui n’ont, du moins au départ, pas de cause doctrinale. C’est ce qui s’est passé dans les cas que j’ai cités. Ceux qui ont porté atteinte à l’unité de l’Église ne l’ont pas fait à cause de divergences sur les dogmes, sur la doctrine des Sacrements, etc. Il s’agit généralement de ce qu’on appelle l’éthnophilétisme, lorsqu’une partie d’une Église locale désire à tout prix obtenir son indépendance ou l’autocéphalie sur la base de son identité nationale ou parce que le pays est devenu indépendant. Par ailleurs, l’épiscopat schismatique s’efforce d’une façon ou d’une autre de tromper le peuple, taisant le fait que les schismatiques ne sont pas membres de l’Église universelle et affirmant qu’il s’agit de simples problèmes administratifs, de la mauvaise volonté de quelqu’un ou de malentendus. Mais le schisme n’est pas un petit problème administratif, et les chefs du schisme commettent un péché grave que, selon la doctrine des Pères de l’Église, même le martyre ne peut laver. Les chefs du schisme, à la recherche de leur intérêt propre, séparent du Corps du Christ, de l’Église, des régions entières, des générations entières. Comme je l’ai dit, le schisme a généralement pour origine des motifs politiques ou l’éthnophilétisme, mais, d’un point de vue spirituel et psychologique, il s’agit du péché d’orgueil.
Les méthodes et les motifs psychologiques sont les mêmes dans ce qui se passe aujourd’hui avec la montée de l’idéologie ecclésio-politique du Patriarcat de Constantinople sur le statut de l’Église en Ukraine. Je rappelle qu’avant même la fin du peu glorieux concile de Crète, un consensus sur le mode de proclamation de l’autocéphalie avait déjà été atteint. Ce consensus s’appuie sur les saints canons et sur la structure conciliaire de l’Église. Dans les grands traits, la méthode est la suivante : le Patriarcat de Constantinople octroie l’autocéphalie, mais au nom de toute l’Église, pas en son nom propre, en accord avec les autres Églises, avec l’accord de tous les premiers hiérarques, conformément à l’opinion des Églises locales. Le tomos d’autocéphalie est signé suivant leur rang et leur ordre, de tous les patriarches et primats, et non du seul patriarche de Constantinople.
Aujourd’hui, la situation est la suivante : le patriarche de Constantinople a accordé l’autocéphalie non à l’Église orthodoxe d’Ukraine, qui ne l’a pas demandée, mais à un groupe de schismatiques, en dépit de sa volonté, en dépit de la volonté de l’Église orthodoxe russe sur le territoire canonique de laquelle est située l’Ukraine. Pour toutes ces raisons, notre Église a prévenu et continue à prévenir que nous sommes menacés d’un schisme encore plus grave que celui survenu entre l’Orient et l’Occident en 1054.
Malheureusement, c’est la réalité, et nous ne pouvons pas fermer les yeux. Question : comment lutter contre les pressions politiques, faire barrière à une puissance qui méprise Dieu. De la façon suivante : certains, comme l’archevêque Jean, ont réussi à lutter, en payant le prix fort de la prison et de leur santé ; d’autres n’y arrivent pas et ils en viennent au péché gravissime du schisme, que même le martyre ne peut effacer. Chacun a le choix. Notre Église, l’Église de saint Sabas, a fait son choix. Nous ne nous élevons pas contre notre Église mère, le Patriarcat de Constantinople, pour soutenir le Patriarcat de Moscou par solidarité slave, ou parce que nous y avons intérêt (comme certains nous en accusent injustement). Nous sommes pour la fidélité absolue à l’organisation canonique de l’Église, à sa doctrine ecclésiologique, sans aucune variation sur le thème d’un prétendu « papisme oriental ». Cela veut dire ce qui suit : nous ne sommes pas pour Moscou contre Constantinople, ni pour Constantinople contre Moscou. Nous sommes pour l’Église orthodoxe, dont la structure, à notre grand regret, est menacée précisément par la tactique et par la stratégie du Patriarcat de Constantinople.
- A quel point l’initiative du Patriarcat de Jérusalem de convoquer une conférence panorthodoxe sur la question ukrainienne est-elle admissible et peut-elle être efficace ?
- Cette initiative est vraiment un don de Dieu, elle est salutaire. Notre Église, dès le début de la crise, n’a cessé de défendre résolument cette idée. La majorité des Églises y est favorable. Le problème est que le patriarche de Constantinople refuse de convoquer cette conférence, sachant qu’il s’y trouvera en minorité ; d’autre part, certaines Églises grécophones, celle de Grèce et celle de Chypre, par exemple, refuseront de prendre part à une conférence panorthodoxe qui n’aura pas été convoqué par le patriarche œcuménique, premier par le rang parmi les primats des Églises locales.
Personnellement, j’estime que cette position ne se justifie pas. La situation est simple : lui ne veut pas, mais il y en a qui veulent ! Je rappelle que sur les Conciles œcuméniques du passé, deux ont eu lieu à Constantinople, mais ce n’est jamais le patriarche de Constantinople qui présidait. Personne dans l’Église ne remet en cause sa primauté canonique, et même si quelqu’un le voulait, personne ne pourrait la remettre en cause sans un nouveau Concile œcuménique. L’Église de Jérusalem, « Mère de toutes les Églises », dispose, elle, d’une primauté de grâce, elle est la seule a avoir le Christ Seigneur pour fondateur. C’est pourquoi j’estime que le patriarche de Jérusalem a le droit moral et l’obligation de convoquer toutes les Églises orthodoxes à une consultation pour parler des défis et des épreuves qui se posent à elles.
- La récente fondation de « l’Église orthodoxe d’Ukraine », qui a l’intention d’agir indépendamment du Patriarcat de Moscou, a lancé dans l’Orthodoxie un processus de création de nouvelles Églises indépendantes non canoniques. Des personnes bien informées nous préviennent : « Après l’Ukraine, l’Occident s’attaque au cœur même de l’Orthodoxie, aux Balkans, à l’Église orthodoxe serbe ». L’Église orthodoxe serbe, notamment son archevêché d’Okhrid et la métropole du littoral au Monténégro, sont-ils vraiment menacés ?
- Ces avertissements sont à prendre comme partant des meilleures intentions. Le combat dont il s’agit n’est d’ailleurs pas nouveau. Il ne s’agit pas tant d’une lutte entre l’Occident et l’Orient, c’est-à-dire entre l’Occident et les Russes et, par la même occasion, les Serbes qu’on considère toujours comme des « petits Russes » suspects, bien que cette composante géopolitique existe bel et bien, ce dont personne ne se cache : en violant leurs propres principes de non-ingérence d’un état dans la vie interne des Églises et des organisations religieuses, d’éminents émissaires gouvernementaux, principalement des Américains, se rendent de plus en plus souvent au Phanar et à Kiev et, depuis peu, à Athènes, à Alexandrie et dans d’autres centres orthodoxes.
Bien que l’hystérie anti-russe soit constamment entretenue en Occident (nous savons bien qu’avec l’agression de l’OTAN contre nous, beaucoup de politiciens occidentaux ont interprété la soi-disant « agressivité » et la « proposion au génocide » du peuple serbe comme une conséquence du « fondamentalisme orthodoxe »), les société occidentales, les peuples occidentaux et leurs Églises ne sont pas à l’origine de notre tragique incompréhension et de notre division. Tout le monde est prêt à reconnaître que ce sont les intérêts de certains cercles particulièrement avides d’élites et de quasi-élites occidentales qui sont en jeu. Cependant, le problème principal réside dans notre propre crise spirituelle, dans l’immaturité et l’irresponsabilité de beaucoup d’entre nous, orthodoxes, y compris de personnes occupant des postes éminents. Que pourrait-on nous faire si nous étions cohérents, dignes de nos ancêtres et de nos saints prédécesseurs, fidèles à l’esprit, à la vérité, à l’ethos et à l’expérience de notre Église dans l’histoire ? Le grand Njegoš avait raison de dire : « Si l’ennemi est étranger, il n’y a rien à craindre, je suis prêt à me moquer de lui ! Mais malheur à nous s’il s’agit d’un ennemi interne, d’un frère de sang, de notre frère d’hier ! »
Les Églises orthodoxes peuvent produire quantité d’exemples remarquables datant d’époques différentes. Mentionnons au moins nos patriarches, nos prêtres, nos moines et nos fidèles du XXe siècle ! Souvenons-nous de saint Voukachine, martyr de Klepci qui dit tranquillement à l’oustacha qui le tuait : « Mon enfant, fais ce que tu as à faire ». Aujourd’hui même, le patriarche, l’assemblée des évêques, le synode se sont acquis le respect et la confiance des orthodoxes dans l’ensemble du monde chrétien. Le patriarche Cyrille a beaucoup d’estime pour notre patriarche, le pape François l’a qualifié de « grand patriarche ». Ce que l’archevêque de Canterbury a dit de lui en impose aussi. Pourquoi tant d’estime ? Parce que le patriarche serbe et, par lui, l’Église qu’il dirige, occupent une position équivoque s’inspirant de la fameuse formule : « Ils prient un dieu, mais ils en adorent un autre » ? Non et non ! Au contraire : sa position et la nôtre est sans ambigüité, claire comme le cristal, qu’il s’agisse de la crise ukrainienne ou des problèmes de notre Église au Kosovo, en Métochie et au Monténégro, des droits de notre peuple sur ses régions du sud, du droit à une vie libre et digne dans les pays voisins. Tout est dit clairement, ouvertement et franchement, simplement et pieusement, chrétiennement et avec humanité. Les gens sérieux le respectent, même s’ils n’approuvent pas la position de notre patriarche et celle de notre Église en général. Cependant, malheureusement, pour la même raison, certains politiciens et certains partis, par l’intermédiaire des médias qui sont à leur service et de personnalités ecclésiastiques poussées par différents motifs, attaquent et critiquent le patriarche, le Synode, l’Église en tant que telle, sans mâcher leurs mots.
Quant aux menaces contre les diocèses de l’Église orthodoxe serbe au Monténégro, la situation a empiré. Le danger principal ne vient plus de la secte de Miraš Dedeić, ancien prêtre du Patriarcat de Constantinople que le patriarche Bartholomée a lui-même défroqué, mais de Milo Djukanovic, qui n’est ni baptisé, ni croyant mais veut « fonder » une sorte de nouvelle « Église » monténégrine, probablement en s’aidant de scénaristes et d’acteurs (peut-être Boris Bojovic, Lev Lajovic, etc). S’il fonde quelque chose, ce ne sera pas une église, naturellement. L’Église a été fondée une fois pour toutes et pour les siècles par Son divin Fondateur, Jésus Christ, et personne d’autre ne peut la fonder. D’ailleurs, si l’on veut être exact, théologiquement parlant, saint Sabas n’est pas le fondateur de l’Église serbe (elle existait avant lui), mais son Primat ayant rang d’archevêque autocéphale, l’initiateur de son autocéphalie, donc de son indépendance ecclésiastique. Aucune comparaison n’est possible avec la malfaisante entreprise de M. Djukanovic et de sa clique, qui cherche à légaliser l’illégal pour faire du mal à notre Église, pour la faire interdire, la détruire, lui arracher ses sanctuaires et ses propriétés. En dépit du droit international, des conclusions de la Commission de Venise, de l’appel du pape de Rome et des patriarches orthodoxes, des protestations des citoyens ; bien qu’il soit évident qu’on fait violence à l’Église orthodoxe serbe, il entend provoquer une division et une confrontation encore plus grandes dans son pays, sans même tenir compte, ô, horreur, de la probabilité de possibles excès fratricides aux conséquences imprévisibles. J’espère pourtant qu’il s’arrêtera devant l’abîme, en tous cas au nom de son propre bien-être et pour préserver son pouvoir.
La situation de l’Église en Macédoine du Nord n’est pas moins difficile. Ce territoire est parsemé de monuments remontant à la dynastie des Nemanjić, au même titre que le Kosovo ou la Métochie. Notre Église a toujours été et reste prête à dialoguer fraternellement avec les structures ecclésiales de Skopje qui sont depuis déjà un demi-siècle en situation de schisme avec toutes les Églises orthodoxes. Nous sommes prêts à chercher une solution acceptable pour tous, sur la base des principes du droit canon séculaire. Le dialogue a déjà une fois porté fruit : les accords de Niš accordaient à cette église la plus large d’autonomie, et rétablissait la communion liturgique et canonique. Malheureusement, les frères-évêques du schisme (visiblement sous la pression des hommes politiques), ont désavoué cet accord, sauf un, le métropolite Jean, qui a sacrifié sa liberté et sa santé et est resté en prison des années, restant toujours au service de l’unité de l’Église. Aujourd’hui, il est le primat canonique et légal de l’Archevêché canonique d’Okhrid, qui a son épiscopat, ses prêtres, ses moines et ses fidèles, le peuple n’étant pas, ainsi, privé de nourriture spirituelle, de la Divine liturgie, du baptême et des autres sacrements. Le dialogue a été interrompu tant qu’ont duré les persécutions et la détension de l’archevêque Jean en prison, ainsi que les pressions sur l’Archevêché d’Okhrid en général. Les autorités de la Macédoine du Nord n’ont pas encore appliqué la résolution du Tribunal international de Strasbourg selon laquelle elles doivent respecter la liberté religieuse des citoyens et enregistrer l’Archevêché d’Okhrid ; le métropolite Jean n’est toujours pas délivré de la menace d’un nouveau procès. Cependant, nous continuons à tendre une main fraternelle, avec le même message que nous leur adressions au début : nous donnons tout pour le Christ et pour l’Église, mais pour rien au monde nous ne vendrions le Christ et l’Église, qu’il en aille pour le mieux pour la Serbie, pour la Macédoine du Nord, pour tous et partout !
- Dans notre Église, beaucoup s’inquiètent de l’avenir de l’Orthodoxie, ainsi que de l’introduction du néopapisme, dont on parle beaucoup, c’est-à-dire d’une forme d’organisation voulue par le Patriarcat de Constantinople et le patriarche Bartholomée. Que pense l’Église orthodoxe serbe de ce phénomène ?
- Durant les cent dernières années, depuis l’époque du patriarche Mélèce Metaxakis jusqu’à l’actuel patriarche Bartholomée, il apparaît régulièrement sur les rives du Bosphore, autant en théorie qu’en pratique, des signes indiquant la volonté d’introduire un « néopapisme » ou un « papisme oriental ». J’entends par ces termes la théorie selon laquelle le patriarche œcuménique n’a pas seulement une primauté d’honneur, mais une primauté d’autorité, c’est-à-dire qu’il n’et pas le « premier parmi des égaux » (primus inter pares), mais le « premier sans égaux » (primus sine paribus) ; il serait le « primat de l’Orthodoxie universelle », élevé au-dessus des autres patriarches et primats autocéphales ; l’Église constantinopolitaine serait « la Mère des Églises orthodoxes » (on oublie « sans le faire exprès » que toutes les autres Églises apostoliques d’Orient et l’Église de Rome en Occident ont trois siècles d’ancienneté de plus) ; Constantinople aurait un droit de juridiction sur la diaspora orthodoxe dans le monde entier ; il aurait le droit de recevoir les plaintes de toutes les Églises et de prendre les décisions qu’il juge nécessaire à leur sujet de façon autonome et arbitraire ; il pourrait intervenir dans la vie interne des Églises autocéphales sans leur accord, etc. Nous avons vu l’application de cette théorie en Ukraine, où des groupes schismatiques ont été reconnus comme nouvelle église autocéphale, alors que la position de l’Église canonique, la plus importante d’Ukraine, n’a absolument pas été prise en compte, ce qui a provoqué un grand schisme dans l’Orthodoxie, le plus grand et le plus grave depuis un millénaire.
J’espère au moins qu’il ne durera pas si longtemps… La position de notre Église à ce sujet est connue du public. Nous reconnaissons sans la moindre objection la grande Église du Christ à Constantinople comme la première Église orthodoxe, et son vénérable primat comme le premier par l’honneur et par le rang parmi les évêques orthodoxes. Nous nous souvenons avec amour et reconnaissance que c’est cette Église martyre qui nous a illuminés de la lumière de l’Évangile du Christ, que c’est elle qui, par la Sainte Montagne, a permis que Rastko Nemanjić devienne saint Sabas, que huit siècles plus tard, c’est par elle que nous a été donnée l’autocéphalie. Nous reconnaissons tous les pleins-pouvoirs du Patriarcat œcuménique qui correspondent à l’organisation canonique séculaire de l’Église orthodoxe et à son ecclésiologie. Pourtant, nous ne reconnaissons pas les « droits particuliers » qui lui ont été attribués à une date tardive, les prérogatives et les privilèges qui s’écartent des canons. L’organisation de l’Église orthodoxe est fondée sur la collégialité et non sur le pouvoir unique et absolu d’un seul, ce qui est précisément la tentation du papisme. Le premier par le rang existe, mais uniquement au milieu d’une assemblée, il ne peut en aucun cas être en dehors ou au-dessus du concile. Dans ce contexte, notre position sur la question de l’Église en Ukraine devient claire.
- Vous aviez critiqué, à l’époque, la méthode de travail du concile de Crète. Quatre Églises locales n’y ont pas participé. Trois ans après les évènements, qu’en dites-vous ?
- La même chose qu’il y a trois ans. Il y a eu tout ce qu’on veut à ce concile, mais, malheureusement, il n’y a presque pas eu de collégialité. Ne l’oublions pas : les conciles sont le fruit de la collégialité de l’Église, tandis que la collégialité n’est pas seulement la réception mécanique et la confirmation des conciles déjà tenus. Le Concile de Crète, à mon avis, n’est pas autre chose qu’une chance de témoigner de l’orthodoxie ad intra et ad extra, devant Dieu, devant l’Église et devant le monde, qui n’a pas été saisie. C’est dommage, quand on pense aux efforts, à un demi-siècle de préparation difficile et patiente, et je dirais au risque de paraître manquer de modestie, aux décennies de ma participation à cette préparation, avec mon frère le métropolite Amphiloque !
- Bien que vous ayez été la cible d’attaques, l’année 2019 a été particulière pour vous. Récemment, le patriarche Cyrille vous a remis à Moscou la croix doctorale qui, suivant la tradition russe, est remise à ceux qui obtiennent le grade de docteur en théologie. En 2019, vous êtes devenu docteur honoris causa de l’Académie de théologie de Saint-Pétersbourg…
- Je remercie de tout cœur Sa Sainteté le patriarche Cyrille, l’Académie de théologie de Saint-Pétersbourg et l’Église orthodoxe russe en général de cette distinction dont je suis indigne.