Le 1er septembre 2018, le métropolite Hilarion de Volokolamsk a répondu aux questions de la présentatrice de télévision Ekaterina Gratcheva, dans l’émission « L’Église et le monde » (Tsertkov’ i vremia), diffusée sur la chaîne « Rossia-24 » les samedis et les dimanches.
E. Gratcheva : Monseigneur, bonjour ! Vous arrivez, peut-on dire, d’Istanbul, où vient d’avoir lieu une rencontre très importante, reléguée par les médias internationaux, entre le patriarche Cyrille et le patriarche Bartholomée de Constantinople. On a beaucoup spéculé autour de ce thème, surtout dans les médias ukrainiens. Ensuite, ces déclarations ont été réfutées. Afin de séparer le bon grain de l’ivraie, pouvez-vous nous raconter ce qui s’est vraiment dit et ce qui ne s’est pas dit pendant cette rencontre ?
Le métropolite Hilarion : Avant tout, je tiens à dire que le patriarche Bartholomée et le patriarche Cyrille se connaissent depuis 1977, à une époque où ils n’étaient patriarches ni l’un, ni l’autre. Ils travaillaient tous les deux dans le domaine des relations ecclésiastiques extérieures. Le métropolite, alors archevêque Cyrille, aidait son père spirituel, le métropolite Nicodème, tandis que le métropolite Bartholomée d’alors assistait son père spirituel, le métropolite Méliton de Chalcédoine. L’histoire de leurs relations est donc très ancienne, et elle s’est poursuivie après que l’un, puis l’autre fussent devenus patriarches. Il faut dire que ces relations ont été fort complexes car, durant toutes ces années, il s’est produit bien des évènements qui ont obscurci nos relations entre Églises.
L’épisode le plus désagréable a sans doute été celui de l’année 1996, lorsque le patriarcat de Constantinople a établi de façon arbitraire sa juridiction en Estonie, y créant une juridiction parallèle, ce qui a provoqué un conflit entre les fidèles. Cela a amené à la rupture des relations entre les Patriarcats de Moscou et de Constantinople pour plusieurs mois. Ensuite, la communion a été rétablie, des compromis ont été trouvés. Pourtant, de notre point de vue, le problème de l’Estonie n’a pas été résolu, et l’existence de deux juridictions parallèles est, là encore, du point de vue des canons ecclésiastiques, une anomalie.
Nos rapports ont été obscurcis par d’autres évènements, ainsi que par des différences d’opinions sur la situation en Ukraine. Depuis peu, plus précisément depuis avril dernier, Constantinople a évoqué la possibilité d’octroyer l’autocéphalie à l’Ukraine, au peuple ukrainien. Nous nous sommes demandé à qui, finalement, Constantinople souhaitait-il accorder l’autocéphalie ? Parce que l’Église orthodoxe canonique ukrainienne, dirigée par Sa Béatitude le métropolite Onuphre, n’a pas demandé l’autocéphalie, et, lors d’une récente consultation épiscopale, il a été dit clairement que le statut dont dispose aujourd’hui cette Église, la satisfaisait pleinement et qu’elle n’en cherchait aucun autre. D’autre part, il existe deux groupes schismatiques, dont chacun brandit l’étendard de l’autocéphalie, assurant que dans un état indépendant, l’Église doit être indépendante. Mais ils ne sont pas en communion l’un avec l’autre et ne parviennent pas à s’entendre. Ce schisme, qui a été initié par l’ex-métropolite de Kiev Philarète (Denissenko) en 1992, reste un schisme. Aucune Église orthodoxe locale ne reconnaît le « patriarcat de Kiev ». A qui donc accorder l’autocéphalie ? L’Église canonique ne la demande pas, quant à la donner aux schismatiques, cela revient à légitimer le schisme.
On a beaucoup spéculé sur ce thème, il y a eu beaucoup de déclarations. Et certes, il fallait que les patriarches se rencontrent et parlent en tête-à-tête, à cœur ouvert, pour discuter de tous les problèmes à l’ordre du jour des relations bilatérales et à l’agenda panorthodoxe. Je ne peux pas vous dire ce dont ont parlé les deux patriarches, bien que j’aie assisté à la rencontre du début à la fin, car s’ils avaient souhaité rendre public le contenu de leurs négociations, ils auraient parlé devant les caméras de télévision. Mais ils ont décidé de s’entretenir en tête-à-tête, de cœur à cœur, et je peux dire que l’entretien a été cordial et franc, comme entre gens qui se connaissent depuis plus de quarante ans et, surtout, qui ont conscience de leurs responsabilités devant leur Église et devant l’Orthodoxie mondiale.
E. Gratcheva : Il ne faut pas oublier que les patriarches peuvent négocier entre eux, mais que la décision finale ne leur appartient pas, elle est prise par tout un conseil.
Le métropolite Hilarion : Tout à fait. Dans l’Église, la direction est collégiale, c’est-à-dire que chacun Église locale est dirigée par un Concile épiscopal. Dans l’intervalle entre les Conciles épiscopaux, c’est le Saint-Synode qui administre l’Église, et toute décision ecclésiale est toujours une décision collégiale. Beaucoup demandent : « Les patriarches se sont rencontrés, est-ce qu’ils ont décidé quelque chose ? » Mais ils ne peuvent pas prendre de décision eux-mêmes pour leur Église, car tout patriarche est responsable de la direction collégiale dans son Église. Certes, on peut supposer que la discussion qui a eu lieu a été fructueuse, très franche, et qu’elle influencera les décisions des Synodes des Églises concernées. Je pense qu’il est très important que nous ayons fait notre partie du chemin, c’est-à-dire que nous ayons clairement exprimé la position de notre Église sur toutes les questions sur lesquelles courait une polémique par personnes interposées entre les Patriarcats de Constantinople et de Moscou ces derniers temps.
E. Gratcheva : Après que l’Ukraine a déclaré politiquement son désir d’accorder l’autocéphalie à l’Église, il y a eu encore un évènement important, la célébration du 1030e anniversaire du Baptême de la Russie. Il faut se rappeler qu’elle a été marquée en Ukraine par une marche immense, à laquelle ont pris part plus de 200 000 personnes. Ce qui démontre une fois de plus la puissance, la force et l’unité de l’Église orthodoxe en Ukraine. On peut alors se poser la question : pourquoi les dirigeants politiques de l’Ukraine ont-ils souhaité maintenant l’autocéphalie ? Et encore : y a-t-il déjà eu dans l’histoire de l’Ukraine indépendante des précédents, des périodes où l’état aurait déjà voulu l’autocéphalie ?
Le métropolite Hilarion : Lorsque les autorités civiles se mêlent des affaires de l’Église, cela nuit en général à l’Église. Dans le cas présent, il faut comprendre qu’il ne reste que six mois aux autorités ukrainiennes avant les prochaines élections. Elles ne sont parvenues à aucun progrès, la situation économique est difficile, la situation politique est extrêmement instable, le peuple est de plus en plus mécontent, et, naturellement, il leur faudrait un succès spectaculaire pour améliorer leur popularité. Les dirigeants ont donc résolu de mener à bien le projet commencé par les schismatiques il y a un quart de siècle. Ce projet n’avait aucunement abouti, principalement grâce à la solidarité entre les Églises orthodoxes locales qui, les unes après les autres, avaient exprimé leur opinion. Cela s’est aussi produit lors de la récente tournée des représentants du Patriarcat de Moscou et du Patriarcat de Constantinople auprès des Églises orthodoxes locales.
La veille de la visite du patriarche Cyrille à Istanbul, les médias grecs ont publié des extraits de la lettre du patriarche Irénée de Serbie au patriarche Bartholomée de Constantinople, où il est dit clairement que la légitimation du schisme est un scénario inadmissible, que l’unité de l’Orthodoxie ne doit pas être malmenée et qu’il ne faut pas tenter de résoudre les problèmes causés par un schisme en créant un autre schisme. C’est bien de cela qu’il s’agit. Parce que si, à Dieu ne plaise, les évènements se développent de la façon dont rêvent certains à Constantinople, c’est-à-dire si le Tome d’autocéphalie est accordé, cela veut dire que la majorité du peuple de Dieu rejettera cette autocéphalie, qui ne sera accepté que par une poignée de schismatiques, dont le schisme sera ainsi légitimé. Cela portera un grave coup à l’Orthodoxie en Ukraine, et ne fera, en réalité, qu’ajouter un schisme de plus. Et surtout, cela déchirera le corps de l’Orthodoxie mondiale. Nous le disons très clairement.
Vous avez mentionné la marche qui a eu lieu pour le 1030e anniversaire du baptême de la Russie. Des dizaines, des centaines de milliers de personnes y ont pris part, une foule immense. Principalement des gens qui sont venus à Kiev en dépit des fortes pressions exercées contre eux : les autocars étaient arrêtés, on en faisait descendre les gens, on exigeait qu’ils renoncent à participer à la procession. Quant à la procession alternative, organisée par les schismatiques le lendemain, elle n’a réuni que dix fois moins de personnes, et, au contraire, les autorités forçaient les gens à y participer. On y a amené des gens de force, mais ils ont quand même réuni moins du dixième de ceux qui participaient à la grande procession. Tous ces faits parlent d’eux-mêmes.
Quelques statistiques. L’Église orthodoxe ukrainienne canonique, ce sont 12 000 paroisses, plus de 200 monastères, dont les plus importants sont les laures des Grottes de Kiev, de Potchaiév et de Sviatogorsk, ce sont des dizaines de millions de croyants. Les groupes schismatiques, pris ensemble, ne réunissent pas la moitié de ce nombre de paroisses. Ils n’ont presque pas de monastères, parce qu’ils n’ont pas de vie monastique réelle. Il y a des gens qui ne distinguent même pas l’Église canonique du schisme, parce qu’on leur impose l’idée suivante : il y a le patriarche de Moscou, et il y a le patriarche de Kiev. Il y a aussi des personnes qui sont influencées par la propagande, et rejoignent le schisme. Mais la majorité des orthodoxes en Ukraine, ce sont les ouailles de l’Église orthodoxe ukrainienne canonique, une Église qui n’a pas demandé l’autocéphalie et qui n’acceptera pas de Tome de la part du Patriarcat de Constantinople, publié et écrit en dépit de sa volonté.
E. Gratcheva : Nous ne parlerons pas des déclarations dont nous ne savons rien, d’autant plus que c’est le résultat de l’entretien privé de deux patriarches, mais analysons plutôt les déclarations qu’a fait officiellement le Patriarcat de Constantinople. Que veut dire cette expression : « implémenter la nécessité de recherche de voies pour l’octroi de l’autocéphalie » ? Cela veut-il dire qu’il faut rechercher un document d’archives et, s’y référant (qui cherche trouve), octroyer l’autocéphalie sous ce prétexte ?
Le métropolite Hilarion : Nous avons retravaillé les documents d’archives. Le Département des relations ecclésiastiques, avec l’aide de « l’Encyclopédie orthodoxe », a étudié les archives, revu toute la correspondance entre le Patriarcat de Constantinople et les patriarches de Moscou, entre le Patriarcat de Constantinople et les autorités ukrainiennes, entre les patriarches de Moscou et les souverains russes. Nous avons une énorme quantité de documents. Environ 900 pages. Nous avons commencé à publier ces documents. Je pense que Constantinople n’en connaît qu’une partie. Mais nous sommes prêts à les mettre sur la table, parce qu’ils ne contiennent rien de secret.
Aujourd’hui, à Constantinople, on affirme que le passage de la métropole de Kiev au patriarcat de Moscou, à la fin du XVI siècle, n’était que temporaire, que Constantinople n’avait fait que soumettre temporairement la métropole de Kiev à la direction du Patriarcat de Moscou, tout en continuant à considérer la métropole de Kiev comme faisant partie de son territoire canonique. Mais les documents témoignent du contraire. Lorsque les patriarches de Constantinople écrivaient au patriarche de Moscou, ils l’appelaient « Patriarche de la Grande, de la Petite et de la Blanche Russies ». Ce titre parle de lui-même. Pendant plus de 300 ans, le Patriarcat de Constantinople n’a exprimé aucune prétention à la juridiction sur la métropole de Kiev. Tout d’un coup, les voilà qui disent que la métropole de Kiev aurait, finalement, fait partie de Constantinople durant toutes ces années, et n’a été transférée que temporairement à Moscou. Historiquement parlant, cette thèse est totalement infondée.
Mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel est qu’aujourd’hui, toute ingérence dans la situation, sur fond de crise politique en Ukraine, sur fond de rejet violent de l’idée d’autocéphalie par le peuple ecclésial, ne peut permettre de mettre fin au schisme. Au contraire, cette ingérence provoquera de nouveaux schismes. C’est pourquoi nous espérons vraiment que le Patriarcat de Constantinople se montrera responsable et que la voix de toutes les Églises orthodoxes locales, qui se sont clairement exprimées ces dernières années, sera entendue. Ainsi sera préservée l’unité de l’Orthodoxie mondiale.
E. Gratcheva : Je ne peux pas ne pas mentionner l’agenda du patriarche. Il est actuellement sans doute déjà en route vers le nord de notre pays. Je sais de source sûre qu’il doit visiter Norilsk, ainsi que plusieurs autres villes. Pourquoi le primat de l’Église orthodoxe russe accorde-t-il tant d’attention à cette région ? Où en est la situation de l’Église là-bas ?
Le métropolite Hilarion : Depuis près de dix ans, déjà, qu’il dirige l’Église orthodoxe russe, le patriarche a fait le tour de la plupart de nos diocèses. Il est notamment allé dans des régions reculées, où aucun patriarche n’avait jamais mis le pied. Sa Sainteté s’intéresse, avant tout, à la vie des gens, à celle des gens qui vivent dans des conditions difficiles. Il ne se pose pas la question de leur quantité. Pour lui, ce qui est important, c’est que l’Église soit présente dans leur vie. C’est pourquoi il a suivi le cercle polaire, a visité tous les ports du Nord. Cette fois, il visitera d’abord Kogalym, où une nouvelle église vient d’être construite, déjà la deuxième, grâce à des fonds de la compagnie « Lukoïl », qui a pratiquement bâti la ville. Le patriarche consacrera cette église et rencontrera les fidèles. Ensuite, il partira pour Norilsk, qui est l’une des nombreuses localités au programme de son voyage. Il n’y a pas si longtemps, le patriarche est allé dans la région de Vologda, à Veliki Oustioug, il va dans les diocèses parce que, d’une part, il veut voir comment vivent les gens ordinaires, et, d’autre part, parce que les gens doivent comprendre que le patriarche n’est pas un fonctionnaire ecclésiastique qui réside à Moscou et administre l’Église, mais quelqu’un qui veut se rendre compte de la vie des gens de ses propres yeux.
Quant à la réforme de la direction ecclésiale, qui a été pensée et réalisée par le patriarche avec l’aide du Saint-Synode, et dont le résultat a été la création de nouveaux diocèses et métropoles, je pense que l’idée de cette réforme est venue au patriarche lorsqu’il visitait les régions les plus éloignées du pays. Avant la réforme, les diocèses étaient très grands, et l’évêque diocésain n’avait assez de forces et de temps que pour participer personnellement à la vie de son siège ecclésiastique, à la construction des églises. Les évêques diocésains, à cause des immenses distances à parcourir, avaient d’autant moins de temps à consacrer aux paroisses et aux communautés qu’elles étaient éloignées. Lorsque de nouveaux centres diocésains ont été créés, cela a donné un second souffle au processus de renaissance ecclésiastique qui se poursuit depuis déjà trente ans. Parce que là où il n’y avait jamais eu de cathédrale diocésaine, jamais de direction diocésaine, tout cela se crée aujourd’hui. Les gens viennent à Dieu, ils se découvrent un intérêt pour l’Église. Le patriarche ne s’est d’ailleurs pas contenté de créer ces centres sur le papier, il choisit un homme, l’envoie sur place et lui dit : « Va, commence à partir de zéro ». Dans beaucoup de cas, il cherche lui-même les moyens pour réaliser ce projet. Autrement dit, le jeune évêque n’arrive pas seulement dans son diocèse pour y créer tout lui-même de ses propres forces, mais il reçoit du patriarche de l’aide à la fois spirituelle et matérielle.
E. Gratcheva : Enfin, Monseigneur, je ne peux pas ne pas évoquer la Journée des Connaissances. Nous sommes à la veille de cette fête. Tout récemment, il y a eu un Forum international des jeunes à Moscou. Chaque année, il rassemble de plus en plus de personnes. Pourquoi le patriarche accorde-t-il tant d’attention à cet évènement ? Pourquoi est-il pour lui si important d’échanger directement avec les jeunes ?
Le métropolite Hilarion : On considère souvent l’Église comme une sorte de « bureau de services rituels ». Comme si on n’avait besoin de l’Église que pour baptiser, marier et enterrer. D’autres voient dans l’Église un système d’interdits : ne pas manger de viande le mercredi et le vendredi, ne pas vivre librement, etc. Ou bien comme un musée. Le patriarche, lui, dit toujours aux gens : « Vous avez besoin de l’Église pour que votre vie soit belle, moderne, éclatante ». Il s’adresse à tous les auditoires, à tous les âges, notamment aux jeunes, aux enfants, aux écoliers. Tous lui sont intéressants, tout est important pour lui.